Comptines et berceuses de Bretagne
Livres / Critique - écrit par hiddenplace, le 17/05/2009 (Tags : comptines fenetre berceuses bretagne jeunesse livres livre
Une démarche musicale de découverte, de curiosité, de dépaysement et de nombreuses pistes pédagogiques discrètement dissimulées, tout cela empaqueté dans un bel écrin fin, poétique... tout simplement.
Marinières, pluies perpétuelles, cirés jaunes, crêpes arrosées d'une bolée de cidre... Autant de clichés qui ont la vie dure lorsqu'on évoque la Bretagne, dont l'identité est forte et déterminée. En écartant doucement ces images inconscientes qui hantent littéralement l'esprit de ceux qui visitent ou habitent cette région, l'album Comptines et berceuses de Bretagne nous propose une immersion enivrante dans le patrimoine musical local.
Comme ses prédécesseurs issus de la collection « Comptines du monde » chez Didier Jeunesse, ce recueil lance - et gagne - le pari de faire découvrir aux plus jeunes (et aux adultes qui les accompagnent) des musiques peu familières à leurs oreilles. Ici, pas d'escapade à l'autre bout du monde, puisqu'il s'agit d'un héritage musical bien de chez nous. A ceci près que ces comptines sont toutes impassiblement imprégnées de mélodies celtiques, de gavottes entraînantes, de références à la famille, à la nature, à la mer, et surtout qu'elles sont célébrées en breton ou en gallo, les langues très caractéristiques de la région. En tant que parfaits néophytes, nous sommes accueillis par une introduction riche et documentée, offerte notamment par quelques acteurs de l'album, dont Chantal Grosléziat (qui a sélectionné les titres) et Yann-Fañch Kemener (l'un des chanteurs). Ils nous invitent à prendre un aller simple pour cet univers exaltant et captivant, et insistent bien sur le fait que le public visé est multiple : les réels néophytes ou au contraire les plus connaisseurs souhaitant découvrir une version contemporaine et soignée des classiques ou raretés locales ; l'album s'adresse bien évidemment aux enfants, qui trouveront matière à chanter, danser ou un accompagnement vers les bras de Morphée, mais convaincra aussi les plus âgés qui s'imprègneront de mélodies à la fois fraîchement dépaysantes et étrangement familières.
Illustration d'Aurélia Grandin
tirée de Comptines et berceuses
de Bretagne - Didier Jeunesse, Paris 2009Contrairement à ce que mon enfilade d'idées reçues pouvait laisser présager dans mon introduction, la richesse de cet album tient en premier lieu à la sélection singulière, soignée, harmonieuse et éclectique de Chantal Grosléziat, qui avait déjà supervisé d'autres livres-disques de la collection (Comptines et berceuses du Baobab, A l'ombre du flamboyant et Comptines et berceuses des rizières). La composition du répertoire est fondée sur une savante alternance de genres : berceuses douces et apaisantes, petits interludes enjoués et dansants, complaintes mélancoliques, morceaux parlés et souvent ludiques... Par ailleurs, se côtoient ici étroitement des chants connus de beaucoup (comme en témoigne la présence surprenante d'une version revisitée et charmante de « Gentil Coquelicot ») et de véritables crus locaux. A l'exception de quelques paroles en français égrenées ici ou là, les chansons sont donc toutes livrées en breton (langue celtique) ou en gallo (langue romane). Malgré la curiosité et le voyage que lui offrent ces mots très éloignés des sonorités françaises (et bien que ce langage appartienne au patrimoine du même pays !), le néophyte aurait tôt fait de perdre le sens et une partie du charme de ces comptines, si les paroles n'étaient pas traduites en parallèle du texte original. A ce titre, le travail de traduction a été scrupuleusement réalisé par François Favereau pour le breton, et par André le Coq pour le gallo. En outre, on pourra également compléter l'écoute déjà gourmande des chansons à la lueur des commentaires détaillés en fin d'ouvrage, resituant chaque morceau dans son contexte et nous gratifiant même de savoureuses anecdotes. Marquées par une époque parfois révolue, célébrant des traditions parfois légèrement dépassées, les histoires dépeintes dans ces chansons nous touchent pourtant unanimement et de manière universelle, parce qu'elles évoquent la tendresse d'une Maman pour son enfant, des scènes de travail et de vie quotidienne, et l'amour de la nature.
Les univers musicaux fins, imagés, transportent sans peine les plus hermétiques vers un Ailleurs tour à tour excitant et délicat, passant du très terrien à un aérien presque poétique. Présidée par Jean-Christophe Hoarau, c'est une oasis constellée de parcelles riches et variées, et cultivées avec amour par des musiciens et chanteurs très investis. Car l'autre grand atout de cet album, après la sélection du registre, est son orchestration et son interprétation sensible, contemporaine et sans fausse note (de goût). Des voix simples et agréablement timbrées de Yann-Fañch Kemener, Annie Ebrel ou Eugénie Duval, aux envolées de guitare ou de violon de Yann-Guirec Le Bars ou Jacky Molard, l'atmosphère est savamment posée. Chants celtiques, marqués par la tradition ; jeux de sons, de mots et de mains, énoncés avec légèreté et distinction ; danses typiques de la région qu'on languit de pratiquer en bonne compagnie ; berceuses veloutées et rassurantes... sont autant de mondes qui s'offrent à nous l'espace d'une écoute attentive. Le biniou bras, instrument pittoresque par excellence, insuffle une belle allégresse, qui jouxte les émotions ambivalentes délivrées par le violon, successivement guilleret ou plus intimiste. La harpe se fait caressante dans la sucrée « Jibedi Jibeda », tandis que des voix d'enfants s'invitent et impriment un sceau d'une grâce et d'une pureté saisissantes. Pour finalement rattraper - subtilement toutefois - quelques clichés : le mouvement des vagues et le bruissement des averses est presque palpable grâce au son ténu du bâton de pluie dans « Luskell ma bagig »
Illustration d'Aurélia Grandin
tirée de Comptines et berceuses de
Bretagne - Didier Jeunesse, Paris 2009Pour achever de parfaire cet objet quasi sans faute, l'illustration de l'ouvrage a été assignée à l'onirique Aurélia Grandin. Habituée des univers populaires, à la fois terriens tout en frôlant une certaine forme de surréalisme / dadaïsme (comme elle l'avait montré notamment dans Oscar et Irma), elle trouve ici un terrain d'expression et d'expérimentation à la hauteur de ses penchants et de son talent. Ses personnages, ses animaux et ses décors semblent toujours être le fruit d'une pensée consciente et organisée alliée à une très belle forme de hasard, particulièrement dans le grain de peau de ses héros dont les coups de pinceau vifs se fondent au tracé aléatoire et nerveux du crayon de couleur. Il y a même comme un soupçon de cubisme qui se dégage de certains profils, tandis que les dentelles anciennes s'effilochent au voisinage des brins de paille. Les animaux dansent autour des textes, et globalement les illustrations épousent tout à fait le ton des différentes comptines, sans tomber dans les poncifs visuels habituellement associés à la Bretagne.
Difficile de résumer une aussi belle réussite, tant musicale que visuelle en quelques mots sans répéter les précédents arguments. Une démarche de découverte, de curiosité, de dépaysement et de nombreuses pistes pédagogiques discrètement dissimulées, tout cela empaqueté dans un bel écrin fin, poétique... tout simplement joli. Et c'est pour les petits, les grands, les Bretons, les pas-Bretons. Pour presque tout le monde en fait.
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*«merci» en breton