Le Sommeil de la raison
Livres / Critique - écrit par Lilly, le 21/10/2006 (
Passé le temps de l'effroi face au pavé de 500 pages qui vous jette des regards cyniques du coin de votre table de chevet, on se laisse bien vite aspiré dans ce monde où se mêlent personnages historiques, sorcières et religieux mystérieux. Le Sommeil de la Raison est une aventure philo-psycho-métaphysique, où les faits réels trouvent leur explication dans des péripéties rocambolesques , où la raison apprend à puiser du sens dans l'irrationnel.
Luis Vives, que certains reconnaîtront comme l'un des plus grands humanistes du XVIe siècle de l'Histoire avec un grand H, ami d'Erasme (oui oui le vrai Erasme), professeur, et précepteur s'efforce à écrire un Traité de l'âme. Fervent défenseur de l'église catholique, il n'en est pas moins un homme ouvert prêt à faire vaciller toutes les bases de ses croyances, en usant s'il le faut de tous les moyens, le haschich en étant un qui s'avèrera inopérant.
Céleste, est une jeune sorcière qui sort à peine de son apprentissage et est missionnée pour une quête étrange, qui l'amènera à se battre contre les partisans d'une secte de flagellants désireux de réaliser l'apocalypse.
Qu'est-ce qu'un croyant et une sorcière peuvent avoir en commun au siècle de l'Inquisition ? Au départ rien. Mais le destin en veut autrement, et leurs deux chemins se croiseront le temps de démêler l'imbroglio de l'ensorcellement de Charles V par ses malfaiteurs en vue de réaliser l'apocalypse.
La construction du livre est limpide. Au début, nous suivons parallèlement les deux héros, un chapitre étant consacré exclusivement à l'un d'eux. Jusqu'à ce qu'ils se croisent, puis se rencontrent véritablement, les chapitres étant par la suite consacrés à leur destinée commune. L'auteur, Juan Miguel Aguilera, se plaît à rassembler les contraires. Ainsi, Juan Vives n'est pas si éloigné de Céleste. Descendant d'une famille juive persécutée pour pratiquer des rites hébraïques, il se reconnaîtra dans la chasse aux sorcières qui se pratique dans ce siècle de transition entre le Moyen-Age et les Lumières. Doit-on effacer les pratiques rituelles au profit de la raison ? La raison prônée par les hommes des Lumières est-elle suffisante pour discerner le monde et l'humanité ? La rencontre avec Céleste éclairera la lanterne de Juan Vives, lui permettant d'aller plus loin dans la sonde de l'âme, notamment grâce à l'onguent que lui procure la sorcière. Au fil des pages les deux personnages s'apprivoisent, apprennent à décoder leurs coutumes et foi respectives et moquent la prétendue antinomie entre le réel et le magique. Une amitié teintée de désir se construit finement entre eux, mais les destins d'une sorcière et d'un professeur ne peuvent coïncider trop longtemps.
C'est avec plaisir que notre imaginaire se laisse guider dans cette aventure initiatique complexe et signifiante. Juan Miguel Aguilera a réalisé un travail de recherche approfondi et a poussé loin sa connaissance sur ses personnages. L'écriture est ainsi minutieuse, les lignes fourmillent de détails, et l'intrigue n'est que partiellement dénouée à la fin du roman. Le rythme est haletant, les événements s'enchaînent sans que nous puissions directement les mettre en relation. Le suspens tient le lecteur et la profondeur des personnages le happe jusqu'à la dernière ligne. On se laisse submerger avec plaisir par cette langue charriant mystères et actes palpables, les amalgamant avec liberté. Un regret peut être : celui de ne pas comprendre la totalité de l'affaire tant le labyrinthe de l'histoire contée se fait encore plus complexe que celui de l'Histoire. Mais cela tient en la richesse de l'écriture qui fait du Sommeil de la Raison une grotte, pour reprendre l'image filée par l'auteur, que l'on pourrait explorer en s'enfonçant toujours plus intensément dans le décryptage de l'univers.
La quête de l'humaniste fait rapidement corps avec celle du lecteur avide de sens, de sens humain plus que rationnel, avide de laisser enfin se côtoyer les hommes politiques et mystiques, les explications scientifiques et imaginaires. Le Diable Vauvert accueille le quatrième roman de Juan Miguel Aguilera dans sa collection, offrant à l'objet livre les mêmes grâces que l'agrément de son contenu.