Le Rivage des Syrtes
Livres / Critique - écrit par valmont, le 14/01/2008 (Un récit intemporel écrit par un génie des lettres qui avait saisi le sens du monde.
Quelle est la meilleure façon de rendre hommage à Julien Gracq si ce n'est en parlant d'un de ses plus grands chefs d'œuvre ? L'âme de ce génie des lettres s'est éteinte le 23 décembre dernier, après une vie à l'image de son tempérament : discrète et distinguée. Il aura nourri plusieurs générations de sa pensée visionnaire et de ses mots au sens hors du temps. Comment ne pas regretter la disparition de ce poète, de ce mystérieux gardien de l'imaginaire, et en somme d'un des plus grands écrivains du XXe siècle ? Du Château d'Argol en passant par Un balcon en forêt, Julien Gracq nous aura offert un univers romanesque à part, mêlé d'enchantement et d'attente subtile, et ouvert à toutes les interprétations. Pour refléter ce style unique et cette poétique du récit, nous avons choisi de vous faire découvrir l'œuvre sans doute la plus représentative de son écriture, à savoir Le Rivage des Syrtes. Teinté de l'influence surréaliste, ce roman publié en 1951 et primé au Goncourt est assurément l'œuvre la plus étudiée et analysée de Gracq car elle nous présente un récit hors du temps, et qui est pourtant totalement ancré dans la philosophie de l'Histoire.
A la suite d'un chagrin d'amour, Aldo demande une affectation lointaine au gouvernement d'Orsenna, et se fait envoyer dans les Syrtes, région plongée dans l'immobilisme et l'ennui. Il devient l'Observateur de l'Amirauté, pôle de surveillance de la mer des Syrtes, chargé de respecter la guerre passive qui dure depuis près de 300 ans entre Orsenna et le Farghestan, contrée qui jouxte les Syrtes. Mais Aldo sent bien que quelque chose se joue autour de ce lieu figé et marqué par la répétition de l'horloge. Il voit les signes d'un destin déjà tout tracé et va devenir le visage de la transgression. Suivant le désir refoulé de tout un peuple, il va se sentir poussé vers cette région interdite. Va-t-il oser remettre en cause 300 ans d'immobilisme ?
Le Rivage des Syrtes est avant tout un roman de l'attente. Gracq nous plonge dans un récit intemporel puisqu'aucun marqueur de temps ne nous permet de nous placer par rapport à l'Histoire. C'est justement grâce à cette absence de temporalité historique que le temps diégétique est d'autant plus important. L'auteur laisse monter doucement l'intensité de son récit, sans rien dévoiler. A l'image d'Aldo, nous ne percevons que des signes, le sens n'est jamais donné mais toujours à chercher entre les lignes. Tout est dans la suggestion, la finesse des mots, la précision des actes. Les descriptions de paysages chez Gracq, largement majoritaires dans le roman, ne sont jamais anodines et s'éloignent totalement du style balzacien. Elles ne servent pas qu'à instaurer un décor mais sont toujours représentatives d'une pensée, se soudent aux personnages, et entretiennent une relation sémiologique fondamentale avec eux. Ainsi, dans les romans de Gracq, tout prend sens car tout est habité. De plus, c'est le même Aldo qui est le narrateur du récit et qui raconte donc son histoire. Cela entraîne une vision différente du texte car lui seul sait ce qu'il a vécu et ce qui est arrivé, et son regard sur son passé laisse inévitablement des indices quant à cette attente de l'Evénement. Au-delà de l'aspect purement romanesque, c'est une véritable philosophie de l'histoire que nous fait voir Julien Gracq. Ce roman illustre magistralement le déclin des civilisations, l'histoire fictionnelle s'inscrivant ainsi dans l'Histoire universelle.
A l'heure où les classiques sont délaissés et reniés de la littérature française par la majorité de la population, il est important de souligner la richesse de certains d'entre eux. Le Rivage des Syrtes fait partie de ces romans qui résistent aux assauts du temps et qui continuent fort heureusement de nourrir l'épanouissement intellectuel de leurs lecteurs. N'oublions jamais cette phrase gracquienne qui pénètre chaque mot pour lui révéler une signification oubliée. N'oublions jamais ce style gracquien qui nous berce de l'attente d'un instant bouleversant. N'oublions jamais cet homme qui, de la hauteur de son talent, savait regarder le monde.