8/10Les Rêveries du promeneur solitaire

/ Critique - écrit par Filipe, le 08/06/2004
Notre verdict : 8/10 - Me voici donc seul sur terre... (Fiche technique)

Je médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m'oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière.

Alors que son oeuvre trouve de plus en plus de lecteurs à travers le monde, Jean-Jacques Rousseau se sent victime d'un complot universel, qui le conduit à cette sombre constatation, qui ouvre ses Rêveries . Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère de prochain d'ami de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime . Dès lors, il émet le désir de se connaître et de se faire connaître autour de lui. Son Que suis-je moi-même ? est à rapprocher du célèbre aphorisme de Socrate : connais-toi toi-même et tu connaîtras l'Univers et les Dieux, au sujet duquel Rousseau concède désormais qu' il n'était pas si facile à suivre qu'[il] ne l'avai[t] cru dans les Confessions. Ses tentatives d'introspection consistent toujours en un jugement de lui-même et un besoin de justification par rapport aux autres. Elles se font désormais dans la solitude, à l'écart de toute société. Ses Rêveries consistent à immortaliser un certain nombre de souvenirs, qu'il compte relire lorsque sa mémoire les aura partiellement ou totalement abandonné, pour retrouver intact le plaisir des instants heureux et les revivre quand bon lui semblera.

L'état de profonde solitude dans lequel il se retrouve explique cet égocentrisme, dont Rousseau fait preuve : le récit est ainsi intégralement rédigé à la première personne. La plupart des propos qu'il y tient portent sur lui-même. Il dit à ce propos : Faut-il s'étonner si j'aime la solitude ? Je ne vois qu'animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours. Il faut comprendre que si les hommes ont exclu Rousseau, Rousseau à son tour les a déclaré exclus de son propre monde : Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Seulement, Rousseau prend vite conscience que sa propre remise en question implique qu'il s'oriente à nouveau vers les autres, pour arriver d'eux à lui ; observation ô combien pathétique pour le penseur, persuadé que son isolement lui a été imposé par ces autres. Plus que jamais, son délaissement s'avère être pour lui une source de tortures et d'angoisses. Sa théorie du complot est un authentique leitmotiv. La vision de l'auteur est, de surcroît, souvent manichéenne.

Les Rêveries ont le même sujet que les Confessions mais ne partagent pas leur mission explicative : Le désir d'être mieux connu des hommes s'étant éteint dans mon coeur n'y laisse qu'une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monuments de mon innocence. L'intention morale et l'utilité sociale du livre ne lui importent plus. Le résultat est une oeuvre intime, sans construction apparente (mais plutôt en dents de scie) ni argumentation dans les règles de l'art. Du reste, l'ordre des dix promenades n'est même pas chronologique.

Ses anciens ouvrages (Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Du Contrat Social, Emile ou de l'Education et les Confessions ) développaient un certain nombre de thèmes auxquels Rousseau tenait par-dessus tout ; parmi eux la liberté, la passion, la raison, la religion, l'art d'éduquer, la famille, gardienne et protectrice de toutes les vertus humaines, la société, le droit naturel, la politique et l'injustice, qu'il juge omniprésente dans les rapports entre les individus. C'est ainsi qu'il définit la liberté comme étant le dépassement et le rejet de tout arbitraire. La privation des droits est également la conséquence immédiate de la pauvreté, que lui-même a d'ailleurs connu de son vivant. Voltaire éprouve d'ailleurs pour Rousseau le mépris discret du grand bourgeois pour l'homme du peuple, du courtisan pour le provincial, de l'homme cultivé pour l'autodidacte, de l'homme du monde pour le plébéien maladroit (mais il craint par-dessus tout la remise en cause de sa propre suprématie intellectuelle). Partisan de l'égalité des droits et de la souveraineté du peuple, Rousseau dénonce en son temps une société de privilèges, qu'il exècre : Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux-seuls ? Toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? Et l'autorité publique n'est-elle pas toute en leur faveur ? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres même et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit et dont au bout de six mois il n'est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu'il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? Voilà les escortes en campagne ; l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ? Tout vole à son secours ; fait-on du bruit à sa porte ? Il dit un mot et tout se tait ; la foule l'incommode-t-elle ? Il fait un signe et tout se range ; un charretier se trouve-t-il sur son passage ? Ses gens sont prêts à l'assommer ; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le droit de l'homme riche et non le prix de la richesse.

La nature et des voyages figurent évidemment au coeur de ces rêveries de promeneur. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans les voyages que j'ai faits seul et à pied , affirme-t-il à ce propos. Rousseau apprécie la nature en fonction des sentiments qu'elle lui procure et n'oublie pas d'en faire ici l'éloge (en particulier au cours de la cinquième promenade), ce qui lui vaut d'être considéré aujourd'hui comme un précurseur en écologie. Il exprime également sa passion pour la botanique lors de la septième promenade et réalise ainsi à sa manière et en son temps ce que bien d'autres poursuivront par la suite : Henry David Thoreau, l'un des membres influents du Transcendantalisme ; Aldo Leopold, naturaliste et scientifique américain à qui l'on prête l'idée selon laquelle une chose n'est juste que lorsqu'elle conserve la stabilité, l'intégrité et la beauté de la communauté biotique ; John Muir, explorateur du Grand Nord et instigateur des parcs nationaux américains... Les pensées de Rousseau peuvent encore être conjuguées à celles de Pierre Dansereau et de Ernst Friedrich Schumacher, qui cultivaient eux aussi l'art du minuscule. Le premier demeura célèbre en tant que botaniste, puisqu'il fit en son temps un appel à une austérité joyeuse, à consommer moins et à produire moins , de manière à favoriser l'appréciation des individus vis à vis du monde qui les entoure. Le second incarnait le rôle d'un économiste, partisan des technologies intermédiaires utilisées dans le cadre de plus petites unités de travail décentralisées ; l'idée étant de redonner à l'homme le sens de ses responsabilités et la possibilité de s'épanouir à la fois dans son travail et sa vie quotidienne.

Outre la nature, Rousseau propose d'intéressantes réflexions ayant trait au mensonge (quatrième promenade) et aux conditions du bonheur (deuxième, cinquième et huitième et promenades). Il affirme à ce propos que le bonheur n'a point d'enseigne extérieure ; pour le connaître, il faudrait lire dans le coeur de l'homme heureux . Rousseau est persuadé que la source du véritable bonheur est en chacun d'entre nous et que faire le bien autour de soi est le bonheur le plus véritable auquel le coeur humain puisse goûter.

Le manuscrit fut l'objet d'un travail de déchiffrement, doublé, par les détenteurs des papiers de Rousseau, d'un travail de mise en forme, voire de censure. L'oeuvre est plus qu'un simple ensemble de mots. Elle permet à son auteur de mettre de l'ordre dans ses idées, de renouer avec une sérénité, qui n'est qu'apparente ; en effet, les nombreuses variations en terme de tonalités sont susceptibles d'évoquer une profonde instabilité morale. Suivant sa propre théorie, on ne peut être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des choses et qu'on se rapproche de soi. Seulement, ces Rêveries établissent que Rousseau, qui est au seuil de la mort, ne peut se passer ni de ses semblables, ni de sa plume. Au-delà des nombreux enseignements qui garnissent ces Rêveries, le récit est d'une beauté saisissante. Quant aux douces mélodies qui en émanent, elles renvoient aux anciennes activités musicales de leur concepteur, qui furent pour lui autre chose que de simples divertissements.