Le mille-pattes
Livres / Critique - écrit par hiddenplace, le 03/05/2012 (Tags : pattes insectes saint especes avis restaurant pierre
Ne vous attendez pas, en ouvrant l’album Le mille-pattes de Jean Gourounas, à trouver un livre documentaire au sujet du fameux diplopode (en jargon scientifique), sur ses conditions de vie, sa reproduction ou son alimentation. Non, Le mille-pattes ressemble plutôt à un livre d’artiste à tendance oulipienne, qui offre tout de même un objectif légèrement pédagogique (mais à peine !) : apprendre à dessiner l’animal. Les premières lignes, rappelées sur la quatrième de couverture, sont sans appel : « Au début, un mille-pattes, c’est facile à dessiner : en gros, ça ressemble à une saucisse ou une banane. » Le ton est donné.
Illustration de Jean Gourounas, issue
de Le Mille-pattes, Le Rouergue 2012Bon, rassurons-nous tout de suite, pas besoin d’un gros bagage universitaire pour suivre ce cours de dessin, mais juste un peu d'humour et de patience : le mille-pattes, ce n’est finalement qu’une « saucisse ou une banane », agrémentée de petites pattes. Mais alors, moult petites pattes : mille pour être exact, et l’auteur nous propose même de les tracer toutes, sans oublier de les compter, bien sûr. Mélange d’humour enfantin et de second degré un brin surréaliste, le texte de Jean Gourounas se savoure au fil des pages, pendant que l’on s’amuse à dénombrer pour de vrai, si le cœur nous en dit, les minuscules jambes de la bestiole. Cet esprit léger et parfois décalé se prolonge d'ailleurs jusqu'à la toute dernière phrase par son pied de nez marquant une ultime fois que l'album n'a rien de scientifique. Les phrases viennent se mêler aux illustrations, les premières sont d’ailleurs totalement dépendantes des secondes. La part belle est laissée à l’expérimentation, suggérée par le ton oral d’un marmot espiègle, à base de « et si on faisait… ? », ce qui conduit parfois à un délire poétique proche de l’exercice de style. La typographie des mots, simple mais variable en taille et en couleur, selon que le narrateur s’interroge, constate ou se moque, contribue à façonner cette rhétorique.
Illustration de Jean Gourounas, issue
de Le Mille-pattes, Le Rouergue 2012L’univers pictural de Jean Gourounas s’oriente quant à lui vers une recherche de matières, de couleurs (souvent primaires), qui tend presque vers l’abstrait. On ressent ainsi les coups de pinceaux, les textures sensibles propres au geste enfantin, qui viennent donner chair à la bestiole. Le grain du papier, épais et rugueux, rehausse d’ailleurs l’aspect brut et instinctif de cette technique. En prime, l’illustrateur s’amuse du détournement formel du mille-pattes, tout en gardant les fondamentaux de son anatomie : sa longueur interminable et la multiplicité de ses membres, représentés très simplement par des petits traits. Si l’album se présente sous le format classique d’un livre à feuilleter, la composition des planches présente pour chacune un fragment du corps tortueux. Ces morceaux, en observant attentivement l’objet livre, s’enchaînent de pages en pages au millimètre près, et mis bout à bout, l’ensemble reconstitue l’intégralité de l’animal comme un gigantesque dépliant ou une frise fantaisiste. Ce qui fait l’originalité de chaque fraction illustrée du diplopode, c’est la mosaïque de ces représentations qui tend donc vers l’exerce de style. Pour exemple, la figuration des pattes : tantôt de menues stries donc, tantôt des lettres écrivant le mot « pattes ». Mais aussi des nombres désignant leur quantité, ou carrément un collage de leur homophone… à savoir de vraies pâtes. Autre jeu fantaisiste, cette fois-ci sur le sens des images : pourquoi ne pas ajouter des accessoires, comme des chaussures par mille, ou des pois colorés sur sa peau sinueuse ? Ou transformer cette portion ondulante en autoroute ? Après tout, tout est permis.
Le mille-pattes de Jean Gourounas est donc loin d’être un album sérieux, maussade ou bassement terre-à-terre sur la bestiole spécialiste du recyclage. Au contraire, il offre un voyage plein d’humour et de poésie, sur fond de numération, de jeux de mots ou d’analogies de forme, en suivant la ligne sinueuse de son corps replet. On n’ira pas chercher davantage qu’un ouvrage ludique et farfelu, presque gratuit, assez proche du livre d’artiste, finalement.