1/10Introduction à la littérature fantastique

/ Critique - écrit par Otis, le 05/07/2006
Notre verdict : 1/10 - Le fantastique, c'est quoi docteur ? (Fiche technique)

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« Potocki, Nerval, Gautier, Villiers de l'Isle-Adam : Tzvetan Todorov nous introduit d'abord au plaisir de les relire en nous enseignant à construire les limites d'un genre : dans l'hésitation non résolue du lecteur entre le naturalisme de l'étrange et le surnaturel du merveilleux. Puis il nous conduit au repérage de deux grands groupes de récits fantastiques que commandent respectivement le rapport du personnage au monde et son rapport à autrui : ce n'est pas dans un attirail thématique, mais dans un réseau sous-jacent que s'organise le fantastique. Ainsi comprend-on que le fantastique soit du XIXe siècle très précisément. »

Une sage présentation :

Ah ! Ce livre paru en 1970, et premier essai de Todorov, m'est blasphématoire jusqu'aux os !
L'essai critique, je m'en méfie comme la peste mais force est de constater que Todorov décortique avec talent les thèmes, les "fonctions" du fantastique. 180 pages, concis, percutant et simple à la fois, avec 10 paragraphes :
1) Les genres littéraires.
2) Définition du fantastique.
3) L'étrange et le merveilleux.
4) La poésie et l'allégorie.
5) Le discours fantastique.
6) Les thèmes du fantastique : introduction.
7) Les thèmes du Je.
8) Les thèmes du Tu.
9) Les thèmes du fantastique : conclusion.
10) Littérature et fantastique.

Jusqu'ici, il n'y a pas de problème. Le vrai problème est "l'engagement" dangereux que prend l'auteur lorsqu'il affirme clairement que la psychanalyse a donné la mort au fantastique. C'est même considérablement réduire sa propre définition ; rappelons celle de Todorov (p.29): « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturelle. »
Autrement dit, le fantastique laisserait le doute au lecteur, contrairement à l'étrangeté qui nous expliquerait les phénomènes ayant l'apparence surnaturelle. Je ne peux adhérer à cette définition. Comme Irène Bessière le corrige si justement(et pour ceux que ça intéresse, je vous invite à jeter un oeil sur la pertinente contre-analyse de Harry Morgan, au fichier joint correspondant), je remplacerais "hésitation" par "contradiction".
Ensuite, dire que la psychanalyse détruit l'hésitation laissée au lecteur (le fantastique) a tendance à m'agacer. La psychanalyse est une interprétation du fantastique, j'irais même jusqu'à dire qu'elle tend à le rationaliser, voire à l'idéaliser au sens propre du mot en décryptant l'aspect psychique des phénomènes. De ce fait, cet "engagement" de Todorov reste un point de vue fort discutable ; s'il considère que le fantastique est mort depuis le 19e siècle, il semble oublier ou délaisser des oeuvres du "fantastique social" représentées par des King, des Straub ; or le livre étant paru en 1970, les puristes pardonneront Todorov - quoique, dans les années 50 déjà, Richard Matheson apparaissait comme le créateur, si ce n'est le plus grand dignitaire du « fantastique social », assurant la liaison entre l'horreur gothique du 19e siècle et le fantastique d'aujourd'hui. En revanche, et là c'est frappant, on pourrait se demander où sont passés nos amis Stevenson, Stoker, Ray, Dunsany, Machen, Borges, et surtout : où est passé LOVECRAFT ???
Absence totale de tels génies dans l'argumentation de ce monsieur rattaché à son structuralisme, croyant justifier un genre suivant les mécanismes d'un texte et l'intention de l'auteur ! Todorov veut taper fort d'entrée de jeu et va même à l'encontre de Lovecraft, sonnant comme un blasphème absolu, digne d'un critique qui s'égare dans son analyse de plus en plus boiteuse ! Lorsqu'il reprend - et à partir de là on comprend que l'essai critique devient un véritable manifeste - l'analyse de Lovecraft, voici ce que cela donne (attention, puristes ! on vous aura prévenus : c'est à s'en arracher les ongles !) : « Un autre parti, beaucoup plus répandu parmi les théoriciens, consiste à se placer, pour situer le fantastique, dans le lecteur : non le lecteur implicite du texte, mais le lecteur réel. On prendra comme représentant de cette tendance H. P. Lovecraft, auteur lui-même d'histoires fantastiques et qui a consacré au surnaturel en littérature un ouvrage théorique. Pour Lovecraft, le critère du fantastique ne se situe pas dans l'oeuvre mais dans l'expérience particulière du lecteur ; et cette expérience doit être la peur. "L'atmosphère est la chose la plus importante car le critère définitif d'authenticité [du fantastique] n'est pas la structure de l'intrigue mais la création d'une impression spécifique. (...) C'est pourquoi nous devons juger le conte fantastique non pas sur les intentions de l'auteur et les mécanismes de l'intrigue, mais en fonction de l'intensité émotionnelle qu'il provoque. (...) Un conte est fantastique tout simplement si le lecteur ressent profondément un sentiment de crainte et de terreur, la présence de mondes et de puissances insolites." »
Jusque là, aucun problème. C'est alors que Todorov développe son point de vue : « Ce sentiment de peur ou de perplexité est souvent invoqué par les théoriciens du fantastique, même si la double explication possible reste à leurs yeux la condition nécessaire du genre. (...) Si l'on prend leur déclaration à la lettre, et que le sentiment de peur doive être trouvé chez le lecteur, il faudrait en déduire (est-ce là la pensée de nos auteurs ?) que le genre d'une oeuvre dépend du sang-froid de son lecteur. Chercher le sentiment de peur dans les personnages ne permet pas davantage de cerner le genre ; d'abord les contes de fées peuvent être des histoires de peur : ainsi les contes de Perrault (...) ; d'autre part, il est des récits fantastiques dont toute peur est absente : pensons à des textes aussi différents que la Princesse Brambilla de Hoffmann et Véra de Villiers de L'Isle-Adam. La peur est souvent liée au fantastique mais elle n'est pas une condition nécessaire. » Qui dit que Véra n'est pas terrifiant ? Pour ma part, j'ai trouvé le chef-d'oeuvre de Villiers de l'Isle-Adam absolument glaçant, avec son souffle de nécrophilie...
Que penser dès lors de cette phrase de Lovecraft, non reprise par Todorov : « Le récit fantastique plonge ses racines dans un élémentaire et parfait principe dont l'attrait n'est pas seulement universel mais nécessaire au genre humain : la Peur. » ? Mais l'instigateur du fantastique de l'horreur ne se contente pas d'une telle définition en se restreignant à l'effet de terreur à provoquer chez le lecteur ; dans l'herméneutique du récit fantastique, Lovecraft ne renie pas, bien au contraire, son côté inquiétant qui suscite les interrogations du lecteur. Mais je vous laisse en tirer vos propres conclusions.

Pour revenir à la remarque faite sur la psychanalyse, celle-ci ne tuera pas le fantastique, au contraire de ce que soutient Todorov, et, si je devais prendre posément un "engagement", je dirais que le fantastique ne doit pas avoir de définitions - ce qui lui attribue sa plus grande richesse et le classe parmi les genres les plus nobles de toute la littérature (c'est un avis) parce qu'il a ce but précis : le fantastique veut montrer qu'il existe une autre réalité que celle communément admise. Dans ce sens, Borges affirmait cette maxime divine à marteler inlassablement : « La littérature n'est qu'une branche de la littérature fantastique. »
Le constat est alors formel : personne n'a réussi à cerner le genre. Même Todorov, faussement modeste, prend sa définition avec des pincettes. La littérature sud-américaine - totalement absente ici - va dans ce sens avec son réalisme "magico", dont Cortazar et Borges sont les plus dignes représentants ; les Sud-américains, avec leur littérature imprégnée par leur culture colorée de légendes, sont conscients de l'idéalisme philosophique à tirer du fantastique - entendez par là une tendance à considérer la pensée comme la seule réalité irréductible, et la réalité est une construction de l'esprit rien n'existant en dehors du sujet. Et confondre idéalisme avec merveilleux est une erreur bien trop répandue...

Une irritante petite parenthèse personnelle :

En fait, le fantastique - et là est sans doute le plus beau paradoxe de ce genre - accepte TOUTES les réalités et rejette LA réalité, "excrément de l'esprit" pour reprendre Artaud. Pour toutes ces raisons-là, je pense que le fantastique ne devrait pas avoir de définitions. Cela pourra paraître simpliste, ou facile ; mais c'est bel et bien ce que je pense au plus profond de moi-même. La science-fiction en fait partie, mais elle a un but plus expérimental et vise à démontrer quelque chose, à dénoncer une vérité...
Si on admet que le fantastique enjolive la vie, on peut comprendre que l'horreur en soit un sous-genre, quand bien même on lui conférerait un caractère réaliste. Aujourd'hui, ce que dénigre King par exemple, c'est, je crois, le fait d'attendre une reconnaissance universitaire (cet essai, malheureusement, en fait partie) pour ensuite juger de la valeur des écrits, en particulier certains écrits fantastiques encore considérés comme de la paralittérature, de la "sous littérature", du pop-corn, de la bouffe pour faire vendre des craintes et des sentiments.
Dans son "face à face" avec le genre, je propose ainsi de vous laisser avec
Stephen King, avec ce qu'il comprend des définitions sur le genre, et il a peut-être un avantage sur Todorov, à savoir qu'il "connaît le terrain" ; c'est la raison pour laquelle je vous conseille mille fois Anatomie de l'Horreur (qui a reçu les prestigieux prix Hugo de l'essai en 1982 et le Grand Prix de l'Imaginaire, catégorie essai, en 1997) à cet essai plein de bonne volonté, mais incohérent et bancal de Todorov :
La frontière entre la science-fiction et le fantastique (en ce qui me concerne, le fantastique est ce qu'il est ; l'horreur n'en est qu'un sous- genre) est un sujet que l'on aborde inévitablement dans toutes les conventions de fantastique ou de science-fiction (et pour ceux d'entre vous qui ignorent tout de cette subculture, il s'en tient plusieurs centaines chaque année). Si on m'avait donné cinq cents chaque fois qu'une lettre sur la différence entre fantastique et science-fiction était publiée dans une revue spécialisée, amateur ou professionnelle, j'aurais pu m'acheter l'archipel des Bermudes.
C'est un piège, cette histoire de définition, et c'est aussi le plus barbant des sujets universitaires. Tout comme le débat sur le rythme dans la poésie moderne ou le rôle de la ponctuation dans la nouvelle, celui-ci a autant d'intérêt que la célèbre controverse sur le nombre d'anges pouvant danser sur une tête d'épingle, et il n'attire que les pochards et les étudiants en première année de lettres - deux catégories d'individus du même niveau d'incompétence. Je me contenterai donc d'énoncer les évidences : le fantastique et la science-fiction relèvent tous deux de la littérature de l'imaginaire, et tous deux tentent de créer des univers qui n'existent pas, qui ne peuvent exister, ou qui n'existent pas encore. Il y a une différence, bien entendu, mais je vous laisse le soin de tracer vos propres frontières si ça vous amuse - et vous constaterez alors qu'elles ne sont guère imperméables.

En deux paragraphes, je crois que King a compris la valeur du genre et dépasse modestement l'essai de 180 pages de Todorov. Et pourquoi ? Parce que sa dissection se fait par l'écriture. J'apprécierai toujours son ironie piquante.
Amateurs de fantastique ! Il faudra aussi compléter cet essai brillant par l'essai Epouvante et surnaturel en littérature d'un autre grand monsieur où l'on comprend de façon simple et sérieuse toute la physiologie du récit fantastique. J'ai nommé le Fantastiqueur indépassable, monsieur Howard Phillips Lovecraft.

En définitive :

Ouvrage contesté, sujet à la controverse dans les milieux universitaires, il faudra néanmoins saluer l'effort de cohésion de la part de Todorov, et son souci rigoureux de clarifier un genre décidément trop sibyllin pour tout analyste... sauf pour tout lecteur sensitif qui se respecte. Aveugle sur la notion populaire du genre, rejet maladroit sur ses expressions poétiques... Bref, un échec pertinent à méditer.