Le Grand Fracas - Sylvie Huguenin

/ Article - écrit par Bruno Dottin, le 10/10/2014

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Le grand fracas est un récit fantastique narré par le conteur Spho’kl, qui émaille son récit des coutumes et usages régissant la vie sur le sol. Chacun des chapitres est ouvert par une recette anthropophage, ayant une valeur symbolique dans le récit.

Pas de bruit dans ce livre étrange, à part ce soudain déchirement dans le ciel, source de toutes les interrogations pour le peuple.

 

Pas de bruit, juste une immense glissade vers l’abime.

 

Sylvie Huguenin nous dépeint une société idéalisée, microcosme parfait sur une planète improbable, peuple vivant en parfaite symbiose avec la nature qui l’héberge.

Le lecteur déduit donc une planète quasiment vierge incluant un havre minuscule (nous ne saurons jamais s’il existe d’autres communautés semblables sur cette planète, ce n’est pas le propos). Ce peuple étrange pour nous - vraisemblablement néandertalien - est parfaitement intégré à son milieu : il cueille herbes, fruits, racines,  émotions de ses semblables, couleurs, et déguste aussi de tendres morceaux soigneusement choisis des meilleurs d’entre eux : les Élus. Consentants éclairés, ils sont élevés à cette fin : les muscles prêts à être consommés sont préparés longtemps à l’avance afin d’être savoureux, et l’Élu sélectionné est fêté, quasi vénéré. Les muscles coupés repoussent naturellement après récolte : « Nous nous mangeons car nous nous aimons » semble une évidence.

Si cette notion d’anthropophagie peut rebuter certains lecteurs, elle est idéalisée au point de représenter en quelque sorte l’aboutissement d’une société auto-suffisante et harmonieuse, comme un ultime pied de nez à « Soleil vert ».      

Un monde immobile, où le temps, ni donc la mort n’existent.

Dans ce monde, chacun a un rôle très spécialisé : cueillette, observation, cuisine, toutes les fonctions sont dédiées et confiées aux meilleurs. Chaque tâche devient un art raffiné à l’extrême.

Le livre, narré par le Conteur, décrit en détail le naufrage progressif de ce peuple (trop ?) parfait, comme un sommet d’évolution intemporel infiniment fragile.

L’atterrissage en catastrophe d’un vaisseau spatial va apporter le petit grain de sable qui relance la machine du temps. L’arrivée de ces étranges terriens va faire naître des interrogations individuelles, des trajectoires imprévisibles qui transformeront en séisme destructeur ce qui n’était que curiosité méfiante. La confrontation entre deux civilisations aussi antagonistes dans leurs fondements induit naturellement incompréhensions et méfiances, mais aussi attirances croisées, au détriment de l’unité de chaque groupe : l’équipage terrien se disloque dans des interrogations personnelles, et il en est de même dans ce peuple si parfait, qui se détruit par envie de découvrir et de comprendre, au risque de perdre ce qui était sa force : l’harmonie immuable du groupe, et son fragile équilibre.

Cette fable pourrait être considérée comme simpliste au premier abord : confrontation entre une société technologique sans conscience de son environnement, et une tribu paraissant arriérée, sans technologie car n’en ayant pas besoin, vivant en osmose parfaite avec son environnement naturel. Mais ce support narratif sert avant tout à montrer l’émergence de l’individuel dans le collectif, au risque de faire éclater chacun des mondes microcosmiques en présence.

La vraie force de ce livre est que dans ce face à face où chacun voit dans l’autre un être primitif, il n’y a ni vainqueur ni vaincu : que des trajectoires personnelles esquissées, divergentes, et laissées volontairement ouvertes. Ce roman reste à multiples fins possibles, dont nous ne saurons rien. La poésie de Sylvie Huguenin est de savoir laisser ces horizons en jachères, que seule l’imagination du lecteur devra encore cultiver.

Dans sa forme, ce roman étonnant est ponctué de … recettes de cuisine, et de leçons sur la découpe de la viande (en l’occurrence humaine).

Intrigué par la précision des recettes et la minutie des descriptions, j’ai présenté des extraits choisis à une amie restauratrice, pour avis. Pour elle, les recettes présentées sont non seulement parfaitement crédibles –et sans doute excellentes-, mais immédiatement transposables avec de la viande de porc ou de veau suivant les cas. Quand aux modes de cuisson, ils lui ont semblé idéaux, car possédant une répartition plus uniforme de la source de chaleur sur la surface de cuisson (mais elle a trouvé la cocotte en fonte sans doute meilleure que la cocotte en pierre pour des raisons d’inertie et  d’homogénéité thermique).

Je me suis régalé à cette lecture : avez-vous seulement essayé la cuisine sur pierre ? Cuisson saine, résultats savoureux, surtout si vous avez un bon vivier de vos semblables consentants. Un livre écrit avec un style narratif enlevé et brillant, et une maîtrise du temps digne d’un opéra (temps suspendu, temps accéléré). A savourer à tout point de vue.

« Le Grand Fracas » a été sélectionné par la Journée du Manuscrit (Télérama – Les Editions du Net).