3.5/10Le Château d'Otrante

/ Critique - écrit par Otis, le 03/11/2006
Notre verdict : 3.5/10 - Un conte (trop ?) plastique (Fiche technique)

Publiée en 1764, voici une oeuvre sujette à bien des anecdotes. Le château d'Otrante, considéré comme le premier récit gothique de l'Histoire, a été écrit par un homme politique sans réelle ambition mais désireux de bousculer un siècle qu'il juge trop rationaliste, et plutôt fantasque quand on sait qu'il se fit construire un château, près de Twickenham, demeure néogothique nommée Strawberry Hill. C'est aussi à Walpole que l'on doit cette épigramme célèbre : « La vie est une comédie pour ceux qui pensent et une tragédie pour ceux qui ressentent. » Epigramme qui résume peut-être parfaitement cette oeuvre.

Il est surtout très difficile de résumer un récit gothique en général, non seulement parce qu'il est si labyrinthique que son résumé ne pourrait être que simpliste, mais aussi parce qu'il est possible qu'on en révèle malgré nous un élément de l'intrigue qui constitue de facto une des révélations du récit. Toutefois, nous pouvons dire que l'action se situe à Otrante, au sud de l'Italie, et que l'histoire se lance dès la mort farcesque du fils de Manfred qui allait juste se marier. Dans sa préface, Walpole n'hésite pas à reprendre une légende à son compte pour la théâtraliser en un drame shakespearien. L'extrait qui va suivre est l'incipit de ce roman d'une centaine de pages à la frontière du conte de fées et du récit historique, tant la narration se dit elle-même, sans chercher une adhésion du lecteur mais en s'appliquant sur le caractère architectural qu'elle peut tirer du décor :
Manfred, Prince d'Otrante, avait un fils et une fille : celle-ci, très belle jeune fille de dix-huit ans, s'appelait Mathilde. Conrad, le Prince héritier, de trois ans plus jeune, était un garçon sans originalité, maladif et d'un avenir médiocre. Il n'en était pas moins l'idole de son père qui n'éprouvait pas la moindre affection pour Mathilde. Manfred avait contracté, au nom de son fils, un mariage avec la fille du marquis de Vicence, Isabelle ; et ses tuteurs l'avaient déjà remise entre ses mains afin qu'il pût célébrer le mariage dès que le mauvais état de santé de Conrad le permettrait. L'impatience avec laquelle Manfred attendait la cérémonie fut remarquée par ses voisins et sa famille. Celle-ci, à la vérité, redoutant la colère du Prince, n'osait s'exprimer sur cette hâte.

On le sent, le style est parfois haché et la grandiloquence assumée. Malgré tout, ce drame plastique s'avère agréable, quelquefois délicieusement parodique en se jouant des motifs du merveilleux. La théâtralisation encadre le texte dans l'action, les paroles, les réactions et le décor. Les dialogues s'enchaînent comme une partie de tennis. Et quand ce n'est pas un dialogue, c'est un discours rapporté. Cinq chapitres comme cinq actes, ce véritable "drame plastique", avec un deus ex machina qui éclate à chaque page, respecte son inspiration baroque, Shakespeare, où les paradoxes se confondent : le comique et le drame, la couardise et la noblesse des sentiments. On peut parler de "roman shakespearien", avec des personnages christiques ; l'unité de temps se fixe à trois jours, l'unité de lieu au château, au couvent, l'église Saint-Nicolas et à la forêt. Ce n'est donc pas un hasard si l'oeuvre eut droit à de multiples adaptations sur les planches après son succès.

Salué par Paul Eluard et les surréalistes, Le château d'Otrante préfigure le romantisme. Le mélodrame imprègne les pages et tend malheureusement à alourdir le texte, ce qui pourra en rétracter plus d'un. Pourtant, Walpole nous fustige de révélations qui vont bon train tout le long du récit. Certains personnages ressortent du tableau, comme Manfred, flamboyant, exalté, emporté, violent, sans cesse mouvementé, borné et cruel. Les révélations fusent comme les pages car, après tout, ce petit roman de 120 pages se lit très vite.
Dans ce conte théâtralisé dont le tissu s'étire en dialogues et en réactions dénuées d'impact, Walpole n'hésite pas à laisser place aux discours emportés. Et, en toile de fond, l'univers du merveilleux s'empare du texte, figurant tel un conte qui, par définition, est atemporel. Les sentiments sont poussés à l'extrême, relevant aujourd'hui comme autant de clichés qui pourront agacer le lecteur.

Face à l'innommable, les personnages ont des réactions dignes de pantins retenus par des ficelles narratives. Leur réaction n'est que superficielle, ils acceptent volontiers le surnaturel. Les domestiques semblent être des échos lointains aux bouffons des grandes comédies classiques.
Nous avons Théodore, personnage chevaleresque qui préfigure le héros romantique tout entier asservi à sa cause amoureuse, souvent déchirante car inaccessible. Hippolite est la femme dévouée par nature. Jérôme annonce les péripéties malsaines du Moine de Lewis. On retiendra surtout Manfred, plus coloré, et personnage auquel le lecteur pourra le mieux s'identifier.

Finalement, une histoire franchement banale aujourd'hui, avec un style guère ouaté, même pour l'époque. Un drame sans relief.
Walpole ne réussit pas à donner une âme à ses personnages qui ne sont que des idéaux froids, aujourd'hui considérés comme des topoi littéraires. Même les révélations finales qui clôturent le récit nous apparaissent comme relevant de la ficelle scénaristique digne d'un piètre auteur. Pas terrifiant et terriblement daté, Le château d'Otrante reste néanmoins vivant pour avoir créé l'imagerie du conte gothique, nettement mieux maîtrisée dans
Le Moine de Lewis ou Les Mystères du château d'Udolphe d'Ann Radcliffe.