8/10L'alphabet des gens

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 28/03/2010
Notre verdict : 8/10 - Dérives et des lettres (Fiche technique)

L'alphabet des gens est  un abécédaire  atypique et plein de charme, qui grâce à une alliance poétique de la lettre et de l'illustration, permet d'éveiller les plus jeunes  à la lecture des formes, des lignes et des courbes, au jeu de l'identification et de l'analogie.

Un des premiers contacts avec le monde de l'écrit, et première véritable introduction sur l'expérience palpitante de la lecture, l'album représente un instrument privilégié pour marier ces deux acteurs de marque : le texte et l'image. Jusque là, rien de bien surprenant. Mais il existe des albums dont le concept même est la confusion de ces deux outils : le texte devient l'image, et l'image devient le texte. Tout le monde connaît le principe ludique et pédagogique d'un abécédaire. En général, le livre délivre un mot (et une illustration correspondante) pour chacune des lettres de l'alphabet, logiquement un mot dont la lettre est l'initiale. Mais parfois, comme c'est le cas ici, on décide d'écarter la piste purement pédagogique, et de se tourner plutôt vers le jeu graphique. Apprendre les lettres, ce n'est pas juste apprendre à les lire, c'est dans un premier temps apprendre à les reconnaître, puis à les tracer. Comme son titre l'indique, L'alphabet des gens est bel et bien un abécédaire... mais un abécédaire plutôt amusant qui repose sur le visuel et les formes rappelant les corps et les objets qui nous entourent.

Illustration de Marta Ignerska
Illustration de Marta Ignerska
issue de L'alphabet des gens,
texte de Przemyslaw Wechterowicz
Le rouergue, 2010
Mis en œuvre par deux artistes d'origine polonaise, Przemyslaw Wechterowicz (l'auteur) et Marta Ignerska (l'illustratrice), cet abécédaire se présente sous une forme résolument originale, voire poétique. Pas de règle précise, et aucun lien direct avec la lecture de la lettre (pas de mot commençant par A, B, ou C donc), l'objectif est avant tout de jouer avec sa forme, de lui offrir la vie qu'elle mérite, de l'inscrire dans notre monde comme un signe beaucoup moins abstrait que celui qu'elle évoque pour nous adultes déjà lecteurs. Il s'agit donc de s'amuser des analogies de formes : exploiter les courbes, les souplesses de certaines lettres (le J et le S par exemple, s'apparentant à une superbe coiffure dernier cri ou un pauvre homme ployé sous le joug du mauvais temps) ou au contraire s'accommoder des cassures, des lignes brisées de certaines autres (le N reprend franchement l'idée de « rupture » par une femme qui vient de trébucher sur le trottoir). Les deux concepteurs adoptent même parfois un ton presque irrévérencieux qui ne manquera pas de plaire aux plus petits : je vous laisse imaginer la malicieuse correspondance graphique que peut évoquer le B par exemple. La mise en page permet une parfaite identification du signe : la page de gauche présente la (ou les) lettre(s) par une typographie d'imprimerie, sans ornement ni empattement, accompagnée d'une petite phrase que nous évoquerons plus loin ; la page de droite présente l'illustration de la ou les lettres, toujours en capitales, mais manuscrite(s) et parfaitement intégrée(s) à une mise en scène amusante ou bizarre. Mais revenons à la fameuse petite phrase qui complète chaque double-page. Przemyslaw Wechterowicz s'écarte donc des sentiers balisés, et au lieu de vouloir faire cohabiter chaque lettre avec une série de sons ou des mots dont elle est l'initiale, choisit de faire entendre la voix des personnages et des situations qui font littéralement corps avec ces glyphes. Ainsi chacune a son histoire  résumée en quelques mots, transmet une émotion, pose une question... tout cela dans un esprit jonglant entre la simple conversation, l'absurde voire le délicatement surréaliste.

illustration de MArta Ignerska
illustration de MArta Ignerska
issue de L'alphabet des gens
texte de Przemyslaw Wechterowicz
Le Rouergue, 2010
Marta Ignerska, l'illustratrice, fusionne donc la graphie de la lettre avec la figuration d'une situation, l'insère dans le corps de personnages cocasses, pour la plupart inconscients de cette consistance quelque peu abstraite. Elle évoque tour à tour des thèmes aussi variés que la courbure de la vieillesse, les prouesses du corps (danse, acrobaties), les expressions faciales (le sourire), les analogies de paysage... Dans certains cas, les mariages morphologiques sont moins évidents à déceler, l'artiste a clairement fait intervenir l'imaginaire et brodé un univers en « forçant » certaines liaisons entre la lettre et une silhouette. D'autre fois, l'association paraît plus attendue (des yeux pour le O). Mais globalement, on ressent une belle force et une personnalité très sympathique dans chacune des propositions, qui remplissent parfaitement l'objectif annoncé : donner vie à ces caractères qui se contentent généralement d'être statiques et enfermés les uns à côté des autres. La touche graphique adoptée par Marta Ignerska à ce titre offre beaucoup de charme et de fraîcheur. La lettre est tracée d'un grand coup de pinceau encré dans une teinte très soutenue qui crée justement ce dynamisme chaleureux. Le reste de l'illustration (corps, objets, paysages) est esquissé au crayon, d'un geste à la fois rond, assuré et spontané. Le tout est agencé sous la forme d'un découpage/ collage sur un joli fond proche du papier recyclé, ce qui donne un cachet artisanal et désuet très harmonieux. Le ton général n'est pas loin de rappeler la rupture des codes adoptés dans certains tableaux cubistes ou dadaïstes, et donne à ces personnages un aspect mi-drôle, mi-inquiétant, mais toujours attachant.

L'alphabet des gens est donc un modèle du genre, atypique et plein de charme, qui grâce à une alliance poétique de la lettre et de l'illustration, permet d'éveiller les plus jeunes à un autre genre de lecture que celle qui codifie normalement un glyphe : la lecture des formes, des lignes et des courbes, le jeu de l'identification et de l'analogie. L'univers des deux artistes offre un véritable terrain de jeu proche d'une composition surréaliste, qui se raconte autant qu'il se regarde. Un divertissement qui pourra se prolonger à l'infini, et dont on peut profiter à loisir, même quand on est grand, avant de retomber sur un énième abécédaire plus conventionnel.