8/10Le Voyageur imprudent

/ Critique - écrit par Filipe, le 01/08/2003
Notre verdict : 8/10 - Y'a quelqu'un au bout du fil ??? (Fiche technique)

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(Apollinaire)

Le thème du voyage dans le temps est un de ceux dont la science-fiction moderne est la plus friande. La célèbre machine à explorer le temps de ce bougre de H.G.Wells semble être depuis sa parution à Londres en 1895 une source inépuisable d'inspiration et de rêveries de toutes sortes.

Dans son roman précédent, Ravage, Barjavel tentait déjà d'entrevoir ce que pourraient être les tenants et les aboutissants d'une société idéale où tous les individus demeureraient heureux sans avoir à subir une quelconque oppression jusqu'à la fin de leurs jours. Dans Le Voyageur Imprudent, l'auteur poursuit ses premières investigations, dans une démarche créative qu'il jugera lui-même par la suite davantage prospective qu'imaginative. Il dira à ce propos :

"Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur Imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible."

Nous sommes en plein coeur du plus effroyable et du plus meurtrier des combats armés qu'ait connu l'Europe lors du siècle dernier. Pierre Saint-Menoux est un grand mathématicien qui a été appelé, comme beaucoup d'autres, par l'Armée française. Un soir, il est curieusement invité par un mystérieux infirme, Noël Essaillon, qui lui fait part des travaux qu'il mène et des nombreux résultats qu'il a d'ores et déjà obtenus, grâce, en particulier, à une ancienne publication du mathématicien. Il lui propose de prendre part à ses recherches. Le savant prétend tout simplement avoir découvert un moyen de voyager à volonté à travers le temps. Noël Essaillon est convaincu que grâce aux nombreuses explorations qu'il envisage pour Saint-Menoux, il sera en mesure de changer la face de ce monde et l'existence de chacun de ses occupants. Existence qu'il juge pour le moment totalement aberrante et sans aucun intérêt. Il croit au bonheur absolu en communauté. Et s'imagine qu'il est tout à fait concevable d'aller à l'encontre de sa propre destinée.

- Imaginez maintenant, continuait l'infirme, cette âme condamnée à la chute. Elle s'engage dans ce que nous appelons la vie, pour elle une sorte de couloir, de tunnel vertical, dont les murs matériels lui cachent jusqu'au souvenir du merveilleux séjour. Elle ne peut ni remonter ni se déplacer à droite ou à gauche. Elle est inexorablement attirée vers la mort, vers le bas, vers l'autre extrémité du tunnel, qui débouche Dieu sait où, dans quelque effroyable enfer, ou dans le paradis retrouvé. Cette âme c'est vous, c'est moi, pendant notre vie terrestre, nous qui tombons en chute libre dans le temps, comme cailloux échappés à la main de Dieu.
Il avait soulevé sa barbe et la lâcha pour concrétiser l'image. Elle reprit doucement son apparence de moisson. Saint-Menoux but les dernières gouttes du vin clair.
- Si je parviens, reprit Essaillon, à changer la densité de cette âme, de ce caillou, il me sera possible, soit d'accélérer sa chute, soit de l'arrêter. Je pourrai même le soustraire à la pesanteur qui l'attire vers l'avenir, et le faire remonter vers le passé !

Barjavel excelle dans ce style qui lui est si particulier. La lecture de son oeuvre est particulièrement aisée, l'aventure, terriblement captivante. Le Voyageur Imprudent fourmille d'idées, si bien qu'il laisse un certain goût, quelque peu amer, d'inachevé. Seulement, le livre laisse libre cours à toutes sortes de réflexions. Comment accéder au bonheur absolu ? L'Homme est-il vraiment en mesure de vivre en communauté ? Dans un tel contexte, on était naturellement en droit de se poser ce genre de questions, qui, en temps normal, sauraient très spontanément appeler bafouillages et interjections de toutes sortes. Car c'est bien cette quête d'une société idéale qui occupe et fascine avec autant d'intensité ce diable de René Barjavel. Il imagine plusieurs civilisations, plusieurs situations qui viennent tour à tour confirmer que le bonheur intégral ne pourrait s'obtenir qu'en échange de lourdes concessions.

Barjavel développe plusieurs autres thématiques autour de cette quête du bonheur : l'enfance, par exemple, qu'il considère à plusieurs reprises et à laquelle il attache une importance capitale, la place de l'individu ou bien encore l'amour, qui, finalement, ne constitue peut-être pas constamment une solution à toute épreuve. Les formidables élans de romancier fantastique avec lesquels Barjavel nous avait si facilement rendu hystériques et dépendants ne lui font toujours pas défaut (voir Ravage). A travers ses délires profonds et sa force créative incommensurable, l'auteur communique à merveille sa folle joie de vivre et son penchant pour la belle écriture. Le Voyageur Imprudent est une oeuvre littéraire enthousiasmante, une démonstration absolument parfaite qui s'achève de manière éblouissante, quasi étourdissante.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l'honneur de son sexe, l'orgueil de mon coeur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divisions de minutes ni de secondes - une heure immobile qui n'est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d'oeil.
Et, si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire: « Que regardes-tu là avec tant de soin? Que cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainéant? » je répondrais sans hésiter: « Oui, je vois l'heure, il est l'éternité! »
(Baudelaire)