8.5/10Le trou

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 27/08/2010
Notre verdict : 8.5/10 - Echo douloureux (Fiche technique)

Le sujet délicat du génocide arménien, qui demandait d'être amené en douceur tout en faisant prendre conscience, est esquissé avec émotion, justesse et sensibilité sous la plume d'Annie Agopian et le pinceau d'Alfred.

Derrière un titre pareil, difficile de deviner de quel sujet il est question, me direz-vous. Car de surcroît, le sujet qui nous interpelle est d'une part un fait malheureusement trop peu traité, et d'autre part encore plus ignoré des très jeunes générations. Le trou évoque un trou de mémoire intolérable, personnel et collectif, un événement méconnu dans l'histoire familiale d'un petit garçon : le Génocide Arménien. L'auteure Annie Agopian, en quête de son propre passé, a consenti à mettre des mots sur le projet que lui proposait une compatriote membre de l'association La Croix Bleue des Arméniens de France, afin de commémorer le 95ème anniversaire de ce violent événement. Accompagnée de l'illustrateur Alfred, elle offre un récit à la fois poignant et tendre dans le regard d'un petit garçon, qui comme les jeunes lecteurs auxquels elle s'adresse, cherche à explorer ce territoire inconnu.

Illustration d'Alfred
Illustration d'Alfred
tirée de Le trou
texte d'Annie Agopian, Le Rouergue, 2010
Confrontés aux spirales de l'administration pour refaire des papiers d'identité (situation qui a comme un arrière-goût de déjà-vu par les temps qui courent), un petit garçon et sa maman se retrouvent plongés dans les affres du passé, en cherchant des renseignements sur le grand-père. Ce même grand-père  qui a eu « une chance sur 1.500.000 morts », dixit le petit narrateur. Tout doucement, sur un ton candide et par un regard naïf, l'enfant perce douloureusement la carapace de sa maman, profondément tourmentée par ce souvenir, et nous retranscrit comment son grand-père, Arménien et apatride, a fui à l'âge de 3 ans un massacre qui a tué alors les deux tiers du peuple arménien vivant en Turquie. 

L'auteure choisit le prisme de l'innocence pour relater l'horreur irrationnelle. C'est par une narration presque orale, fluide et directe, qu'elle délivre petit à petit un aspect de l'événement, partant d'un souvenir intime et personnel (l'enfance du grand-père) pour aborder progressivement l'ampleur du drame historique. Raconté à la première personne par un enfant qui comme la plupart, commence naturellement par effleurer la surface des mots avant de comprendre la profondeur des émotions et la vérité qu'ils cachent, le texte est empreint d'une ingénuité presque poétique. Dans les tournures, au premier abord on pense aux récits d'enfance de Marcel Pagnol, aux maladresses volontaires ou à l'humour de ses anecdotes, avant de comprendre que le ton léger cache un sujet beaucoup plus lourd. On sourit par exemple volontiers à la candeur dont il fait preuve en confondant les deux sens du mot « naturalisation » (l'empaillage et l'obtention d'une nationalité). Dans sa description de l'échange qu'il partage avec sa maman, Annie Agopian offre au jeune narrateur de jolis moments de tendresse, de complicité et d'empathie. Tel qu'il est présenté, seul sur une page blanche ou noire, en vis-à-vis d'une page illustrative, le texte existerait parfaitement seul. Mais en parallèle des images fortes et symboliques proposées par Alfred, il devient bien plus bouleversant.

Illustration d'Alfred
Illustration d'Alfred
tirée de Le trou
texte d'Annie Agopian, Le Rouergue, 2010
Opérant également dans le monde de la bande dessinée où son nom est reconnu, Alfred amène dans cet album un graphisme très marqué par les codes de ce domaine, tout en usant également des outils sémiologiques de l'illustration ou même des affiches. Comme le récit, ces illustrations vivent très bien une vie indépendante, sans paraphraser les mots de l'auteure. Comment d'ailleurs, visuellement, à la fois raconter la vie d'un personnage isolé et mêler des éléments d'Histoire ? Donner de la consistance à des thèmes à la fois horrifiants et symboliques, comme la mort massive d'être humains, tout cela en direction d'un public jeune ? Le trait, à l'image du ton adopté par Annie Agopian, est direct et minimaliste, tracé à l'encre d'un coup de pinceau, et surtout fait la part belle aux jeux d'ombre et de lumière. Agrémenté d'une colorisation numérique aux nuances chaudes bleutées ou orangées, le graphisme rappelle même certaines planches d'un autre grand du neuvième art, Loustal. Alfred parvient à capter et retranscrire des émotions et idées très fortes, alliant les scènes de tendresse entre la mère et le fils, et des compositions plus métaphoriques, voire surréalistes, pour évoquer les concepts plus abstraits. On notera au milieu de pages toute en couleurs la seule double page en noir et blanc illustrant entre le symbolique et le descriptif la réalité du génocide, mais présentant visuellement la force d'un Guernica par sa composition.

Dans la littérature de jeunesse, il existe encore peu de livres évoquant ce moment sombre de l'Histoire, d'ailleurs encore trop méconnu, même des autres générations. Sujet délicat qui demandait d'être amené en douceur tout en faisant prendre conscience, il est esquissé avec émotion, justesse et sensibilité sous la plume d'Annie Agopian et le pinceau d'Alfred, et ouvrira sans doute une belle réflexion entre d'autres parents et enfants. Un bouleversant gage de mémoire doublé d'une belle ode à la complicité entre une mère et son fils.