9.5/10Substance rêve

/ Critique - écrit par nazonfly, le 05/02/2009
Notre verdict : 9.5/10 - Philippe Katherine (Fiche technique)

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Substance rêve se déguste plus qu'il ne se lit, se dévore plus qu'il ne s'imagine. Comme une jouissance spatiale, visionnaire et insensée.

On ne présente plus Philip K. Dick, l'auteur de tant de romans (ou plus précisément de nouvelles) adaptés au cinéma, et par les plus grands : Steven Spielberg pour Minority report, Paul Verhoeven pour Total recall, Ridley Scott pour Blade runner ou encore John Woo pour Paycheck.

Un homme... des femmes

Philip était dans la tombe... et regardait la femme
Philip était dans la tombe... et regardait la femme
Tiens et si on le présentait d'abord ? Pour lui, la vie a commencé en 1928, un 16 décembre. L'histoire ne dit pas s'il neigeait, mais ce qui est certain c'est qu'il n'est pas né seul, puisqu'une soeur jumelle dizygote Jane Charlotte l'accompagnait dans son premier souffle... pour un temps seulement. Jane Charlotte mourut à peine 6 semaines après. Une entrée dans la vie plutôt difficile pour le jeune Philip. Quatre ans plus tard, un divorce le laissa seul avec sa mère, perpétuant ainsi, d'après l'introduction de Substance rêve par Jacques Goimard, une longue lignée de familles matriarcales : Edna, grand-mère maternelle de Philip K. Dick, passa ainsi une partie de sa vie à élever seule ses enfants, son mari, Earl Grant Kindred, préférant l'aventure (et les aventures). Après le départ définitif de Earl Grant Kindred et la fuite de l'aîné du couple, c'est Dorothy, fille d'Edna, qui tint les rênes de la famille. Dorothy rencontre avec Edgar Dick et se maria avec lui après la fin de la guerre. De cette union naîtra donc Philip Kindred Dick. Après cette naissance, Dorothy quitta Chicaco (et Edgar) pendant un certain temps pour aller vivre à San Francisco. Edgar la suivit, ainsi qu'Edna et Marion, une soeur de Dorothy (vous suivez toujours ?). Le petit Philip et son père se voient donc entourés de 3 femmes ! Suite à divers événements (la mutation du père de Philip, le retour de son grand-père), la mère et le fils restèrent ensemble, seuls, comme un étrange couple. Plus tard, nouveau coup de théâtre en 1944 : la soeur Marion mit au monde... deux jumeaux, un garçon et une fille, avant d'être hospitalisée pour schizophrénie. Tout ce petit monde se remit à vivre ensemble : Edna, Dorothy, Philip le jumeau « manqué » et le nouveau couple de jumeaux. Est-ce le poids des femmes dans son enfance qui a rendu plutôt instable sa vie d'adulte ? Ou est-ce juste de la psychologie de comptoir ? Toujours est-il que Philip K. Dick se maria 5 fois (avec dans l'ordre Jeannette Marlin, Kleo Apostolides, Anne Williams, Nancy Hackett, Leslie « Tessa » Busby) pour des durées n'excédant pas les 6 ans, avec même un record de 5 mois pour son premier mariage ! Trois enfants naîtront de ces unions, deux filles (!) et un garçon (enfin ?).

Folie et drogue

Philip, la tête dans les étoiles
Philip, la tête dans les étoiles
Doit-on voir dans ces situations sentimentales et familiales compliquées l'origine de son talent ? Ou faut-il chercher ailleurs ? Dès son enfance, il s'inventa une amie imaginaire, nommée Becky ou Teddy, qu'il est facile d'identifier comme sa soeur décédée en bas âge. Mais surtout Philip fut confié à une crèche coopérative où les enfants étaient laissés à eux-même, observés cependant par des enseignants, des étudiants et les parents. Plus tard, Philip sera reconnu comme doué pour les études, mais mauvais dans les exercices physiques : asthme, hystérie ou agoraphobie lui empoisonnaient l'existence. A douze ans, il commença à écrire et découvrit peu de temps après la science-fiction dans les pulps de l'époque, comme Unknown. En réaction sans doute au passé militaire de son père (engagé pour la Première Guerre Mondiale), le jeune Philip se passionna pour l'Allemagne de Wagner à Goethe, et jusqu'à Goebbels. Les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale lui firent abandonner cette admiration naissante pour le nazisme. Son agoraphobie ne se calma pas au fil du temps et, de psychothérapies en psychothérapies, il laissa tomber ses études en philosophie. Seule l'écriture, et la musique qui le faisait vivre en tant que programmateur et vendeur, lui évitaient de sombrer continuellement dans la dépression et la folie. Le début des années 50 le virent publier une première nouvelle dans le Magazine of Fantasy and Science Fiction. Vint alors la « Peur Rouge » et le maccarthysme, alimentant largement l'oeuvre de Philip K. Dick. C'est aussi à ce moment-là qu'il commença de tourner aux amphétamines en devenant, petit à petit, dépendant de cette drogue. En 1963, son roman Le maître du haut château remporte le prix Hugo. En 1963, il écrivit 6 romans en étant sous amphétamines. Son état physique et mental en furent gravement atteints : hallucinations et paranoïa devinrent courants. Il accusera ainsi Nixon d'avoir tué un de ses amis, James Pike, tandis que sa maison devient un repère de toxicomanes. Une première hospitalisation en 1969 pour pancréatite et insuffisance rénale aiguë, une deuxième en 1970 avant de tenter de s'empoisonner en mars 1972. Continua-t-il la drogue ou arrêta-t-il comme il le déclara ? Toujours est-il que les hallucinations et la paranoïa ne s'arrêtèrent pas. Il ira même jusqu'à entendre des voix l'injurier à la radio avant de se lancer dans la rédaction d'un essai regroupant toutes les révélations qui surviennent pendant son sommeil. Philip K. Dick finalement mourut le 2 mars 1982 en laissant derrière lui près de 250 romans ou nouvelles.

Un futur ancré dans le présent

Il dit qu'il voit pas le rapport
Il dit qu'il voit pas le rapport
Le recueil dont nous allons parler ici, Substance rêve, est sorti chez Omnibus et contient 6 longues nouvelles : Le Maître du Haut Château (1962), Glissement de temps sur mars (1963), Docteur Bloodmoney (1965), Les joueurs de Titan (1963), Simulacres (1964), En attendant l'année dernière (1966). Côté pile, Substance rêve regroupe tout simplement tout ce qu'on peut imaginer quand on utilise le terme de science-fiction : les voyages dans l'espace, les extra-terrestres, les robots, les voyages temporels sont le ciment de ces nouvelles prenantes du début à la fin. La plus marquante est la première du recueil, Le maître du Haut Château, qui se base sur un postulat simple : et si les Alliés n'avaient pas gagné la Seconde Guerre Mondiale et qu'au contraire, les Japonais et les Allemands l'avaient emporté ? Dans cette uchronie (c'est comme ça que l'on appelle ces réécritures de l'Histoire à partir de la modification d'un élément important), les USA sont coupés en deux, la côte ouest occupée par les Japonais et la côte est par les Allemands. La Méditerranée a été asséchée pour en faire des terres arables, l'Afrique est vidée de ses habitants. Et accessoirement la planète, des Juifs. Le Maître du Haut Château se révèle rapidement comme une critique de notre propre monde, ou plutôt contre le Monde de Philip K. Dick, celui de la guerre froide du débit des années 60. L'antagonisme entre le bloc de l'Est et le bloc occidental est remplacé par l'affrontement larvé entre le Japon et l'Allemagne. En fait, comme la plupart des livres de science-fiction, Substance rêve est une mise en garde pour le monde contemporain. Ainsi les gouvernements y sont volontiers tous puissants (Simulacres) éreintant le peuple, les désastres d'une guerre nucléaire sont omniprésents (Docteur Bloodmoney) ou l'arrivée d'une nouvelle drogue aux effets dévastateurs (En attendant l'année dernière).

Hallucinations

Beau comme un bateau qui coule
Beau comme un bateau qui coule
Côté face, Substance rêve est plus, beaucoup plus qu'une simple oeuvre de science-fiction, aussi réussie soit-elle. Car c'est du côté de la maladie mentale que s'enfonce allègrement Philip K. Dick. La plupart des héros de ces 6 nouvelles sont schizophrènes, quand ce n'est pas la planète entière (Glissement de temps sur Mars). Il en résulte une atmosphère incomparable où les hallucinations des protagonistes se mélangent à la réalité, quand ce n'est pas la réalité elle-même qui est altérée. Les joueurs de Titan est peut-être le meilleur exemple de cette perte de repères. Au bout d'un certain temps, on ne sait pas si les visions du héros ne sont que des hallucinations ou s'il possède le don de voir par delà la réalité, jusqu'au climax de la nouvelle où la réalité modifiée déroute le lecteur. Et dans cet environnement malsain de désordres psychiques, ce sont les autistes, les handicapés qui se révèlent les plus puissants. Ainsi le phocomèle (homme-tronc dont les mains et les pieds sont directement reliés au tronc) de Dr Bloodmoney jouit d'un pouvoir incomparable. Philip K. Dick semble finalement décrire ses propres peurs et ses propres angoisses dans des épisodes presque aussi effrayants que ceux de Lovecraft. C'est particulièrement vrai dans Dr Bloodmoney où la relation entre la petite fille et son jumeau « qui a poussé à l'intérieur d'elle-même » ramène immanquablement à la propre histoire de l'écrivain.

L'étude des romans de Philip K. Dick demande un temps que nous n'avons pas ici, mais ses récits puisent dans son histoire comme dans l'Histoire avec un grand H. Surtout ils s'alimentent des peurs personnelles de Philip K. Dick, comme des peurs de cette génération vivant sous la double épée de Damoclès de la conquête spatiale et de la guerre nucléaire. En réalisant la synthèse de ces deux aspects, Substance rêve est tout simplement un livre brillant qui se dévore plus qu'il ne se lit.