Rue Lapuce
Livres / Critique - écrit par hiddenplace, le 24/10/2010 (Tags : livres cecile bonbon avis jeunesse livre auteur
Rue Lapuce est bien plus qu'un simple livre, bien plus qu'un vulgaire quartier peuplé de gens comme vous et moi. L'album, au delà de son histoire simple et linéaire tel le circuit tracé de Miù, est le théâtre d'une ribambelle de saynètes en attente dans l'esprit du lecteur qui s'y plonge.
Lorsque j'étais petite, j'aimais passionnément ces livres qui se vivent autant qu'ils se racontent, ces livres que l'on manipule, déplie, où l'on tire une languette, tourne une molette, ces livres qui au lieu d'être simplement maintenus entre deux mains trop sages, font tourner le lecteur devenu spectateur tout autour pour admirer mille points de vue différents. Aujourd'hui, je ne vais pas me contenter d'être une adulte qui se penche sur une lecture d'enfant, je vais redevenir la lectrice que j'ai été jadis, me prêter au jeu et m'immerger dans une autre dimension. Une dimension imaginaire qui se déploie en trois autres, elles-mêmes contenues dans un tout petit espace confiné à première vue, un univers parallèle né de l'imagination prolifique et brodée de Cécile Bonbon (The thing, A la volette) et dont la conception finale a été réalisée par l'ingénieur papier Arnaud Roi et son association Up up up !
Illustration de Cécile Bonbon
conception d'Arnaud Roi, issue de Rue Lapuce
éditions Didier Jeunesse, 2010Vous l'aurez compris, Rue Lapuce n'est pas un album
traditionnel. Dans le jargon, on désigne ce genre d'ouvrage sous l'appellation
« livre pop up ». A mon époque, on parlait tout simplement de
« livre animé ». Car si Balzac arguait avec justesse que
« Lire, c'est créer à deux », cette affirmation n'a jamais pris
autant de sens que dans le cas de cette invention à la fois ingénieuse et
poétique, qui fait entrer directement l'imaginaire de l'enfant dans le vif du
sujet, et prolonge ses fantasmes très loin et très longtemps après sa lecture.
Une sorte de transition entre le monde de l'écrit et celui du jeu d'imitation
en quelques sortes. L'histoire pourtant, à la base, tient en quelques
lignes : une petite fille, Jade, a perdu son chat, Miù. Il va falloir
traverser toute la ville, passer devant le kiosque à journaux, l'étal du
poissonnier, la brocante ou le centre d'art pour le retrouver. Tout en croisant
et interrogeant les citadins et les marchands, nous voilà partis en vadrouille
à la recherche de Miù, en suivant le fil rouge qui représente son itinéraire
sinueux, ou en vagabondant à loisir entre le bus, le cinéma ou l'épicerie
« Chez Raoul ».
Illustration de Cécile Bonbon
conception d'Arnaud Roi, issue de Rue Lapuce
éditions Didier Jeunesse, 2010Qui l'eût cru, en voyant ce livre fermé à la couverture certes
alléchante, qu'il contenait... une ville entière ? Certes, pas tout à fait
une ville, nous parlerons plutôt de quartier, ou plus précisément de rue, la
Rue Lapuce comme l'indique le titre. Une rue aussi animée que le livre, qui
prend forme aussitôt que l'on déplie les pages cartonnées, et qui se transforme
en un plateau de jeu en trois dimensions d'1m36 d'envergure. Sur chaque
fragment, une phrase qui indique le chemin que prend Miù, et les personnages ou
objets qu'il rencontre, renverse, taquine. Pour achever l'immersion complète au
sein de cette parcelle urbaine, on détache en parallèle les petites figurines
en carton, tels des pions, représentant les huit personnages qui apparaissent
dans le périple, pour les placer et les déplacer à loisir sur l'espace de jeu.
Attention toutefois à ne pas laisser l'ouvrage entre des mains trop
jeunes (pas moins de 36 mois), les figurines étant susceptibles d'être
portées à la bouche. Aidés par les indications du texte, nos doigts fébriles cherchent les fameuses
quatorze petites animations-surprises cachées dans les décors. Certaines
demandent même un sens aiguisé de l'observation (l'oiseau, le petit moulin ou
d'autres plus discrets que je vous laisse découvrir). C'est un véritable
paysage de théâtre qui prend vie sous nos yeux, et aussi sûrement que l'on
inventerait un quotidien pour nos playmobils ou nos poupées, un champ infini
d'histoires s'offre à nous pour prolonger la promenade clandestine de Miù, la
course effrénée de Jade à ses trousses, ou encore les flâneries rêveuses des
six autres personnages.
Illustration de Cécile Bonbon
conception d'Arnaud Roi, issue de Rue Lapuce
éditions Didier Jeunesse, 2010En évoquant des poupées pour désigner les figurines du
livre, on est assez proche de la réalité, même si celles-ci sont imprimées.
L'univers de Cécile Bonbon, comme on a pu le découvrir dans ses albums
précédents, est une mosaïque aux couleurs chaudes et pétulantes de divers tissus
cousus et superposés, agrémentés cette fois-ci de quelques papiers et cartons
découpés. Son travail du textile, traité d'une main fine et experte jusque dans
les moindres détails tendres ou amusants, offre toujours ce mélange de rondeur
et de douceur si proche du monde des poupées ou des peluches. Difficile de
résister à la frimousse un peu kawaï des différents petits bonshommes, à la
mine espiègle du petit chat Miù. Par ailleurs, imaginer une ville moëlleuse et
confortable comme un doudou permet une appréhension différente de l'immense
cité qui dépasse bien souvent la perception enfantine. Ainsi, la représentation
miniature de cet espace réel traversé quotidiennement, de ses institutions
légendaires tels que le facteur ou la boucherie, outre les multiples
possibilités d'invention qu'elle inspire, donne lieu à une véritable
appropriation d'un monde qui reste souvent un mystère pour le jeune
globe-trotter.
Rue Lapuce est bien plus qu'un simple livre, bien plus qu'un vulgaire quartier peuplé de gens comme vous et moi. L'album, au delà de son histoire simple et linéaire tel le circuit tracé de Miù, est le théâtre d'une ribambelle de saynètes en attente dans l'esprit du lecteur qui s'y plonge. Une mine inépuisable de chemins à parcourir, de rencontres improbables à partager entre Jade, Gus, Albert Jambon et les autres. Je sais que je n'ai officiellement plus l'âge de baigner dans cette mise en abîme chatoyante de notre réalité quotidienne... ce fut pourtant le cas, en souvenir des innombrables heures passées jadis à manipuler des objets semblables par le concept, mais jamais aussi élégants que Rue Lapuce. Saluons donc pour finir cette réussite à la fois technique et poétique née des doigts de l'illustratrice Cécile Bonbon et de l'esprit ingénieux d'Arnaud Roi. En espérant une nouvelle collaboration de ce genre dans un avenir proche ou lointain, on repart avec bonheur en promenade sur les trottoirs douillets de Rue Lapuce.
Illustration de Cécile Bonbon, conception d'Arnaud Roi
version dépliée de Rue Lapuce, éditions Didier Jeunesse, 2010