7.5/10Le Rapport de Brodeck

/ Critique - écrit par Danorah, le 26/12/2007
Notre verdict : 7.5/10 - Les âmes noires (Fiche technique)

Un livre dont la (dé)construction originale et la beauté de la langue font tout l'attrait, malgré la noirceur oppressante du propos.

« Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. » La phrase emblématique figure en bandeau autour du livre, attire l'œil comme un aimant, attise la curiosité, et ouvre le récit de la manière la plus énigmatique qui soit. Quel est l'événement que Brodeck a été chargé de raconter, et qui semble le glacer d'effroi ? Qui est réellement Brodeck, quel est ce passé qui semble le hanter ? Et surtout, le récit va-t-il réellement prendre la tournure à laquelle on est en droit de s'attendre ?...

Dans un petit village isolé et encaissé dont la situation géographique n'est jamais mentionnée de manière explicite, dans une période que l'on devinera bien assez vite comme étant immédiatement postérieure à la seconde guerre mondiale, un étranger fait un jour irruption. L'étranger, dont l'accoutrement, les manières, le langage, ressemblent si peu à celles des villageois, semble avoir décidé de s'installer là, dans ce petit village inhospitalier perdu au milieu de nulle part. Qui est-il ? Que veut-il ? Nul ne le sait, et les soupçons ne tardent pas à aller bon train, prenant peu à peu une ampleur inquiétante... Jusqu'à ce que se produise l'événement, l'inévitable, l'indicible. Brodeck est alors chargé par les villageois de relater ce qu'il appellera dans son dialecte « l'Ereigniës », « la chose qui s'est passée ». Quelle chose ? Brodeck tourne autour du pot, peine à évoquer « l'inqualifiable ». Mais Brodeck se perd également (et de plus en plus) dans ses propres souvenirs, ses propres tourments, allant et venant dans le temps au gré des aléas de sa mémoire.

De fait, le récit de Brodeck ne peut se prévaloir d'aucune construction réfléchie : navigant entre associations d'idées, fragments du passé et incursions du présent, Brodeck raconte, et son récit nous mène de plus en plus loin dans l'insoutenable. Jamais l'écriture de Philippe Claudel n'a été aussi cruelle et éprouvante. Les zones d'ombre sont ménagées pour laisser imaginer le pire ; la narration, tout sauf linéaire, enchaîne ellipses, prolepses et analepses, forçant le lecteur à un perpétuel effort de mémoire et de reconstruction. Mais plus encore que la forme du récit, c'est sa teneur qui vous glace le sang. Là où Les Âmes grises laissaient encore transparaître quelques bribes de pensées positives, Le Rapport de Brodeck vous écrase sous la noirceur des gens, des choses et de la vie, où les innocents - ou plutôt les moins coupables - sont ceux qui souffrent le plus, où la justice est celle du silence, de l'enfouissement et de l'oubli, et où personne, absolument personne, n'est épargné par le sort.

Une telle noirceur aurait pu donner envie de refermer le livre d'un claquement sec et de ne plus jamais y mettre le nez. Oui mais. Comme bien souvent, c'est la plume de l'auteur qui apporte ce petit quelque chose, ce magnétisme qui vous force à lire, même si c'est horrible, même si Brodeck vous malmène, même si le récit de cette victime à qui rien n'a été épargné mais qui ne semble en vouloir à personne (il a franchi ce stade depuis belle lurette) vous retourne les entrailles... Vous n'avez d'autre choix que de le suivre jusqu'au bout de son cheminement - si tant est que ce « bout » existe réellement. Le maniement de la langue, la beauté des mots dans la simplicité des phrases font tout simplement mouche à chaque page.

Trop sombre ? Trop lugubre ? Oui, on pourrait peut-être reprocher à Philippe Claudel de s'être aventuré trop loin dans le sordide de la condition humaine, à tel point que les souffrances qu'il inflige à son héros (et donc indirectement à son lecteur) prennent parfois un arrière-goût de gratuité malsaine ou de surenchère dans le pessimisme. Le Rapport de Brodeck n'en reste pas moins un livre dont la (dé)construction originale et la beauté de la langue font tout l'attrait. A lire, mais pas en période de trop grosse déprime quand même.