9/10La Pyramide de feu

/ Critique - écrit par Otis, le 10/02/2007
Notre verdict : 9/10 - Magistral (Fiche technique)

Arthur Machen est un génie. Un vrai. Pas le génie que l'on scanderait à tout va à la télé (le jour où la pub d'un livre suivra celle d'un paquet de lessive, faudra... s'inquiéter ?) ; ce serait plutôt le genre de génie que l'on célèbre avec truculence dans toutes les librairies obscures où on lui voue un véritable culte — certains courageux osent même chuchoter, sans oublier toutefois de jeter un oeil inquiet derrière eux, qu'il est plus vénéré que Lovecraft lui-même !
Alors, Machen est un génie caché, une préfiguration indéniable du Fantastiqueur de Providence qui, il faut bien l'avouer, lui doit beaucoup, jusqu'à considérer l'auteur gallois comme l'un des maîtres modernes de l'horreur surnaturelle. Influence majeure de Lovecraft certes, avec Dunsany en particulier, le génie d'Arthur Machen s'explique d'abord par cette faculté propre à développer un monde où grouillent des monstruosités proches, si proches de notre milieu terrestre...

Fasciné par l'ésotérisme, l'alchimie et l'étrangeté en général, Machen demeure racé dans la description graphique de scènes d'horreur. Il sait installer un climat d'une frénésie sourde où se rejoignent un style que l'on pourrait qualifier de "baroque lucide" — un baroque épuré — et une animosité contenue, soulevée par un tissu narratif proche de Poe dans sa reconstitution géographique quasi-monomane. Sa peinture minitieuse des éléments naturels qui encerclent souvent nos personnages est propice en effet à créer le Saint Frisson : une forêt, une grotte, des collines du pays de Galles, cette admirable région située à l'ouest de la Grande-Bretagne, soucieuse de ses traditions romaines et celtiques. Une région pétrie de légendes que son traducteur, Machen, récupère avec brio pour instiguer une ambiance lourde et savamment distillée.

Cette fixation des éléments naturels est travaillée avec une rare science, ce en quoi il dépasse Poe sur ce point. Contrairement à Poe, ces descriptions n'allourdissent jamais le texte et rendent de la consistance à ce qui rôde dans ces forêts séculaires qui encerclent nos protagonistes. C'est pourquoi nous pouvons parler de "psychogéographie", un des points d'ancrage du néo-gothique dont il est le plus grand dignitaire. En plus de la structure de l'environnement qui exerce une influence mystique, l'imagerie est tapissée grâce à une plume ouatée d'un haut raffinement, loin du maniérisme forcené d'un Henry James. Dans son souffle de lucidité, le style est retenu et dense à la fois.

Alors, pour comprendre réellement ce que j'avance, peut-être faudra-t-il lire ces quelques phrases désormais célèbres dès lors que l'on veut définir la prose de Machen, phrases sorties de la première novella parue en 1895 et qui porte le titre du recueil, La Pyramide de feu :
« Mais une étincelle jaillit des profondeurs, un feu s'embrasa et, tandis qu'une voix de femme lançait un cri perçant, empreint d'angoisse et de terreur sans nom, une grande pyramide de flammes s'éleva brutalement dans les airs, éclairant toute la montagne. Vaughan vit alors la multitude qui se pressait sous ses yeux : des choses à forme humaine, mais rabougries comme des enfants qui seraient hideusement déformés, des visages aux yeux en amande qui brûlaient d'un feu démoniaque et de désirs indicibles, une masse de chair nue d'un jaune cauchemardesque. Et tout à coup, comme par magie, il n'y eut plus que le feu qui rugissait et crépitait et dont les flammes s'élevaient très haut. "Vous avez vu la Pyramide, murmura Dyson à son oreille, la Pyramide de Feu." »

Au-delà de cette approche esthétique, Machen va plus loin : sa description de l'horreur — plus que sournoise — est d'une fougue, d'un doigté d'une extraordinaire maestria. Ce qui intéresse l'Ecrivain est la transmutation, la contagion tant psychique que physique, exercée par des abominations sans nom.
Efficaces, vives, colorées et feutrées, ces scènes savent arracher le Frisson. En cela, les grandes anecdotes de ce livre, car ces récits sont posés comme tels, à savoir des témoignages de "survécus", obéissent à une prose poétique enfiévrée qui ondule avec tempérance dans les flots les plus mouvementés de l'Onyx.

La première nouvelle espacée en cinq chapitres, La Pyramide de feu (1895), rapporte une étrange transformation qui s'opère peu à peu sur une pierre qui serait née dès les premiers âges autour de la propriété d'un gentleman. Lui et son ami vont tenter de décoder la signification des signes, comme ces yeux en amande, qui naissent dessus...
Histoire du cachet noir est incluse normalement dans Les Trois Imposteurs (1895) — lui-même roman qui réunit des nouvelles où se retrouve un goût pour l'enquête à la Stevenson voire à la Sir Arthur Conan Doyle — et décrit une transmutation corporelle produite par "le petit peuple" sur un pauvre enfant (je préfère taire la suite par respect).
Enfin, Histoire de la poudre blanche s'arrête sur le comportement d'un homme qui, enfermé dans ses livres, commence à toucher la folie avant de prendre une étrange poudre blanche. Il retrouve une vie plus flamboyante, mais sa soeur sent que ce n'est plus son frère...

On ne peut surtout pas accuser les intentions des éditions du Panama qui publient en partenariat avec les éditions Au Diable Vauvert la fameuse Bibliothèque de Babel tant souhaitée par Borges. Or, s'il serait injurieux de critiquer cette publication — la couverture de toute beauté du Machen est remarquable et on pourrait la commenter des heures — il ne faudrait pas non plus accuser Borges dans son choix des nouvelles choisies... Mais... de ce recueil de 180 pages, il reste un léger goût d'insatisfaction : on se dit qu'intégrer (seulement ?) deux nouvelles du recueil effroyable qu'est Les Trois Imposteurs ou les Transmutations (1895), à savoir les deux dernières, accentue la frustration ; frustration légitime quand elle nous pousse à découvrir les chefs-d'oeuvre du maître que sont Le Grand Dieu Pan (1894), La Colline des rêves et le Peuple Blanc (1904).

Voilà un homme qui a peu écrit, a traduit Rabelais — il en a sans aucun doute gardé le goût du cosmopolite ici renversé — mais chaque phrase, chaque scène de ces textes fait éclater le génie caché ; emporté par l'histoire de la littérature, il est assez déconcertant de considérer qu'Arthur Machen ressemble dangeureusement à un certain... Charles Dexter Ward.