8/10Le Pire des mondes

/ Critique - écrit par camite, le 27/02/2004
Notre verdict : 8/10 - Brave new word (Fiche technique)

Après deux romans (Asphyxie en 1996 et Superstars en 2000) et un recueil de nouvelles (Poussières d'anges, 2002), l'ex musicienne et mannequin Ann Scott revient avec Le pire des mondes. Critiques et lecteurs sortent les étiquettes mais l'oeuvre, évidemment, vaut bien mieux.

Paris, de nos jours. Un homme quitte la capitale au volant de sa Porsche pour aller voir la mer, à Deauville. Encore dans les embouteillages de la ville, il bloque sur trois visions successives d'horreur urbaine, tandis que la foule de passants anonymes semble vivre automatiquement comme si de rien n'était. Peu après dans le ciel, le conducteur croit apercevoir d'immenses tentacules sortant d'un trou noir. Son imagination, sans doute. Mais sans forcément le comprendre, il vient d'avoir la prémonition de quelque chose d'important, d'important et de sinistre.

Parisian Psycho

Après deux romans généralement qualifiés de "générationnels" sur les milieux underground parisiens, les drogues et le sexe entre femmes, Ann Scott poursuit sa démonstration de maturité nouvelle entamée avec Poussières d'Anges, beau recueil d'émouvants portraits post-mortem. Une évolution qui se traduit autant par le sujet que par sa mise en mots.

Le choix d'une narration à la troisième personne du singulier masculin laisse penser que l'auteur s'éloigne des tentations autobiographiques de ses débuts. Cela dit, la description du personnage secondaire Elisabeth ressemble un peu à un autoportrait. Mais surtout, certains traits du protagoniste rappellent le parcours de sa narratrice. Adulte mais encore attaché à son héritage adolescent (il collectionne les comics comme d'autres collectionnent les disques), confortablement installé dans un loft qui lui sert de lieu de travail, exerçant un métier par passion (designer de jeux vidéo comme d'autres écrivent des livres)...

Le jeune self-made-man vit ainsi dans le monde idéal qu'il a érigé, se contentant de quelques histoires sans lendemain pour ce qui concerne l'aspect sexuel. Jusqu'au jour où, par un banal concours de circonstances, il croise une actrice japonaise dont il tombe dingue amoureux. Persuadé d'avoir rencontré la femme de sa vie, il se jure de sortir de sa belle mécanique basée sur l'Internet, les repas livrés à domicile et les visionnages de DVD jusqu'à point d'heure avec pour seuls contacts son associé et une amie qu'il emmène au restaurant une fois par semaine.

Apocalypse tout de suite

La sobriété du style, l'économie de mots compliqués évoquent la démarche d'une Virginie Despentes lorsque celle-ci a sorti Teen Spirit, oubliant partiellement les scènes de sexe très explicites pour se concentrer sur un sujet plus cérébral. En l'occurrence, comment concilier les fantasmes véhiculés par la société de consommation et la réalité du quotidien sans perdre la tête, au sens propre comme figuré. Il s'agissait déjà de la problématique posée par les deux personnages de Fight Club, qu'Ann Scott cite explicitement. La romancière colle ici à la progression de son intrigue avec une maîtrise formelle hallucinante, alternant l'humour de l'euphorie éphémère et la cruauté des brutales incursions du réel. L'écriture retranscrit implacablement la lente descente aux enfers du héros en prenant un rythme de plus en plus sec à l'approche de l'inéluctable.

La pertinence du regard qu'elle porte sur ses contemporains dans Le pire des mondes a valu à Ann Scott quelques premiers échos chargés des mots "réactionnaire" ou "raciste". Des analyses sans doute très inspirées auxquelles on ne fera pas l'honneur d'autres commentaires en ces périodes de libre expression sélective. Ce serait surtout se priver d'un excellent roman.