8.5/10La Part de l'autre

/ Critique - écrit par Danorah, le 06/05/2006
Notre verdict : 8.5/10 - Aussi éprouvant qu'indispensable (Fiche technique)

Un roman aussi dur qu'indispensable, dans lequel rien ne nous est épargné, et dont on ne ressort pas indemne.

Eric-Emmanuel Schmitt ne recule devant rien. Après avoir conté, par l'intermédiaire de Ponce Pilate, la vie, la mort et la résurrection de Jésus, l'écrivain s'attaque dans La part de l'autre au côté sombre de l'humanité. Après la lumière transportée par le Christ et sa foi, voici l'obscurité d'Hitler. « Puisque c'est dans l'humain et non en dehors de l'humain qu'ont lieu et Jésus et Hitler, mon humanisme n'existera qu'au prix de cette double poursuite. Il ne s'agit pas de me faire plaisir, il me faut comprendre. Après ce qui m'attire, je vais décrire ce qui me repousse. »

Rude et courageux projet que celui-là. Epatante et bouleversante est sa réalisation. Partons d'un postulat totalement fou : imaginons que le 8 octobre 1908, au concours d'entrée de l'Ecole des beaux-arts de Vienne, le jeune Adolf Hitler (appelons-le Adolf H.) n'ait pas été recalé. Qu'il ait eu l'opportunité de poursuivre une carrière d'artiste. Que se serait-il passé ? Eric-Emmanuel Schmitt mène avec brio deux récits alternés et parallèles - ou plutôt divergents : à partir du même événement (la proclamation des résultats du concours), l'histoire d'Adolf H., et l'Histoire, la vraie, celle qui fait d'Hitler l'individu abject ayant commis les exactions que l'ont connaît, se différencient progressivement et irrémédiablement. De fait, ce n'est pas tant à la tournure qu'aurait pris la situation politique mondiale qu'au développement personnel et intime d'Adolf H. et Hitler que s'intéresse Eric-Emmanuel Schmitt. Que ce soit dans le récit biographique ou dans la partie imaginée, le style est romancé, Schmitt joue la carte de la proximité et décrit des personnages profondément humains ; l'un sombrant dans une folie destructrice, l'autre tirant des leçons de ce que la vie lui inflige ; l'un refusant de mûrir, l'autre devenant un homme...

Et pourtant, dans ces deux cas, Hitler est un être humain. Pas une anomalie de la nature, pas un extraterrestre, non. Ce que Schmitt tente de nous faire comprendre, c'est qu'Hitler existe en chacun de nous, tapi dans l'ombre. Différencier Hitler du commun des mortels, c'est en quelque sorte chercher à se rassurer, c'est fuir les responsabilités de l'être humain. La réalité est infiniment plus angoissante : nous sommes tous des Hitler en puissance. Et c'est en cela que le livre d'Eric-Emmanuel Schmitt se fait indispensable et viscéral ; il nous apprend à lutter, lutter contre ce qui a fait d'Hitler le monstre sanguinaire qu'il a été : les jugements à l'emporte-pièce, les certitudes jamais remises en cause, certitudes de faire le bien même lorsque l'on commet le pire. Ainsi Adolf H. apprend-t-il à douter, tandis qu'Hitler s'enferme dans ses convictions déraisonnables et infondées.

La part de l'autre est un roman très dur, parfois insoutenable. Schmitt ne nous épargne rien : ni une image de la guerre crue et poignante, ni la perversité et la perfidie écoeurantes d'Hitler, qui mettent le lecteur de plus en plus mal à l'aise. A mesure que l'on progresse dans la lecture, le récit biographique se fait de plus en plus insupportable et l'on est tenté à de nombreuses reprises de sauter des passages pour rejoindre cet Adolf H., tellement plus sympathique, cet homme à qui la vie inflige toutes sortes de souffrances et qui semble s'en sortir, à chaque fois, un peu grandi. Adolf H. a appris à aimer et à se faire aimer. Hitler n'a jamais aimé, n'aimera jamais. Là voilà, l'intolérable différence.

Une lecture éprouvante que ce roman. Une lecture indispensable aussi, car elle met chacun de nous face à ses faiblesses et à la part de ténèbres qui vit en chaque être. Une lecture qui laissera des traces indélébiles, sans nul doute. Mais aussi et surtout, une lecture dont on ressortira - dont on doit ressortir - grandi. « Hitler est une vérité cachée au fond de nous-mêmes qui peut toujours ressurgir. » Et ça il ne faut pas, surtout pas l'oublier. Jamais.