8.5/10La Moustache

/ Critique - écrit par Danorah, le 07/07/2005
Notre verdict : 8.5/10 - Truc de ouf (Fiche technique)

Une histoire dérangeante, qui va doucement vous emmener aux limites de la folie, de la vraisemblance et du discernement. Eprouvant.

Imaginez... Imaginez que vous êtes un homme qui porte une moustache. Imaginez que vous êtes un homme qui porte une moustache depuis plus de dix ans. Imaginez que sur un coup de tête, par caprice ou par curiosité, vous décidiez de raser cette moustache. Imaginez maintenant que personne, absolument personne, pas même vos amis, vos collègues ni même votre propre épouse, ne remarque le moindre changement. Pire encore, imaginez que tout le monde soit persuadé que vous n'avez effectivement jamais eu de moustache. Soudainement, la réalité vous glisse entre les doigts, vos convictions s'effritent, se désagrègent, votre passé vous échappe, vous n'avez plus aucune certitude. Vous sombrez.

Voilà l'idée de génie sur laquelle s'est basé Emmanuel Carrère pour construire son roman. Les divagations d'un homme qui du jour au lendemain voit sa vie se transformer en enfer, le tout à cause de ce simple geste : se raser la moustache. Entre recherche d'une explication rationnelle et fuite irraisonnée, entre volonté de surmonter l'épreuve et tentatives d'abandon, on suit cet homme en mal de repères dans sa lente descente aux enfers. En effet, comment expliquer une pareille absurdité ? Ce n'est pas tant l'existence antérieure de sa moustache que tout son passé qui est remis en cause : certes on nie le fait qu'il ait un jour possédé une moustache, mais ce sont bientôt tous ses souvenirs qu'il doit reconsidérer. On assiste alors à des réactions terriblement humaines : croyant tout d'abord à une plaisanterie, l'homme tente de se raccrocher à des preuves tangibles, élabore des raisonnements tous plus improbables les uns que les autres pour expliquer ce qui lui arrive, finit par croire à un complot ourdi contre lui, à la folie de sa femme, à sa propre folie... Mais rien n'y fait, l'homme est hanté par cette idée, ne trouve pas d'explication satisfaisante, devient en quelques jours un individu hagard, désorienté, ne sait plus que croire ni qui croire, tente une fuite désespérée à l'étranger, cherche une échappatoire, n'en trouve évidemment pas. Et pendant ce temps la réalité - ou du moins sa réalité - continue de se désagréger autour de lui.

Carrère maîtrise à merveille son sujet, tient le lecteur entre ses mains jusqu'au dénouement... qui n'en est pas vraiment un. Multipliant les fausses pistes, les événement dérangeants, inexplicables et qui resteront inexpliqués, il mène le récit à la manière d'un thriller psychologique, oscillant à la frontière entre réel et imaginaire, raison et folie, lutte et abandon. Le style, très cru, ne ménage pas le lecteur, qui se sent vite mal à l'aise et emprisonné dans la spirale infernale qui s'est déjà emparée du héros. Impossible de lever les yeux du livre avant d'en avoir lu les dernières lignes, qui pourtant ne font qu'accentuer le malaise. Justement, c'est là que réside le point fort de ce roman. L'homme dont l'histoire est narrée n'a pas de prénom. Ou s'il en a un, celui-ci n'est pas révélé. Cet homme pourrait être n'importe qui. Cet homme pourrait même être vous. Et ce n'est pas le point de vue interne adopté par Carrère (avec beaucoup de doigté qui plus est) qui va vous aider à vous défaire de cette désagréable sensation que, tout invraisemblable qu'elle puisse paraître, cette histoire sans queue ni tête pourrait très bien vous arriver.

Une histoire dérangeante, qui va doucement vous emmener aux limites de la folie, de la vraisemblance et du discernement. Nul ne peut ressortir indemne de ce récit, tout parait impossible et pourtant terriblement proche... Sombre et emplie d'une noirceur malsaine, c'est plus qu'un roman, c'est une expérience que l'on vit en lisant ce livre, et la dernière page tournée vous laisse vidé, éreinté après une lecture plus qu'éprouvante, car après tout, vous subissez vous aussi le sort du héros auquel vous vous êtes identifié au fil de ces 200 pages.

Pas étonnant dès lors que Emmanuel Carrère ait décidé d'adapter son livre pour le cinéma, peut-être à même de procurer des émotions encore plus fortes. Toujours est-il que si le film est à la hauteur du livre, nul doute que vous en ressortirez dans un drôle d'état : l'estomac retourné et le cerveau en ébullition.