9/10Les fleurs de Tchernobyl : carnet de voyage en terre irradiée

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 11/11/2012
Notre verdict : 9/10 - Nowhere man in his nowhere land (Fiche technique)

Tags : voyage tchernobyl lepage emmanuel carnet terre fleurs

« Le 26 avril 1986, 1h23 du matin, le réacteur quatre de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. » Vingt-deux ans plus tard, les auteurs/ illustrateurs Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf se rendent en Ukraine sur les vestiges de la catastrophe, armés de leurs carnets et crayons, pour rencontrer les survivants et esquisser l'atmosphère étrange de ces territoires où une nature contaminée a repris ses droits. En parallèle de la sortie chez Futuropolis de la bande dessinée Un printemps à Tchernobyl par Lepage seul, la Boîte à bulles publie le carnet de voyage de l'auteur et de son acolyte Gildas Chasseboeuf. Sorte de ressource préparatoire et de complément de l'album, Les fleurs de Tchernobyl, sous-titré Carnet de voyage en terre irradiée, avait été initialement exposé et publié au profit de l'association « Les enfants de Tchernobyl » en 2008. Cette version a été revue et enrichie, et nous donne, sous la forme d'un véritable journal de bord, un témoignage croisé et personnel de cette expérience indélébile et édifiante.

Les fleurs de Tchernobyl : carnet de voyage en terre irradiée
La fête foraine abandonnée de Pripiat

Pas tout à fait un documentaire sur le sujet, et pourtant parfaitement documenté, dans le sens « observé », Les fleurs de Tchernobyl se traduit par une palette d'informations et d'anecdotes, alternant constats et émotions retranscrites. Le texte, tour à tour dactylographié et annoté à la main en tant que légendes et impressions spontanées sous les croquis, prend souvent la forme d'un journal intime. Les récits des deux auteurs se rencontrent, leur prénom est précisé pour les écrits mais, étrangement, rarement pour les dessins. Difficile de les dissocier parfois sur ce plan-là, comme s'ils souhaitaient que leurs visions personnelles s’entremêlent, que les images vécues appartiennent à l'autre, et nous appartiennent aussi. A travers les mots, il semblerait que le sentiment dominant, à l'origine, soit cette peur, cette inquiétude et cette méfiance logiques à l'égard de l'ensemble du territoire et de ses (quelques) habitants. Souvent on se surprend à rapprocher leur récit de celui d'une fiction d'épouvante, proche de l'expérience paranormale... et pourtant c'est bien de la réalité qu'il s'agit. Une réalité finalement bien tranquille transformée par l'appréhension et par les chiffres qui grimpent sur le dosimètre. Mais au fil de la lecture, l'observation et les sentiments se modifient, épousant la structure limpide du carnet : de l’a priori, on passe au vécu véritable ; de l'angoisse de la mort on passe à l'expérience de la vie. La phrase de Lepage qui conclut le livre est d'ailleurs le résumé parfait de ce voyage : « Est-ce notre chemin que de vouloir approcher la mort pour se sentir vivant ? » Tout comme le titre de l'ouvrage, ce périple se traduit par un paradoxe : une menace paisible et invisible. Et une vie qui continue, parfois désenchantée, parfois florissante. Comme dans une zone non irradiée.

Les fleurs de Tchernobyl : carnet de voyage en terre irradiée
La forêt de Chevtchenkovo
Quels mots pour qualifier les croquis des deux dessinateurs ? Justes, évocateurs, parfois incertains et flous, parfois méticuleux et soucieux de vérité (et non pas de « réalisme »). Le carnet présente une alternance irrégulière de croquis rapides, sans repentir et de l'ordre du ressenti, et d'illustrations d'investigation plus poussées. Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf, qui ne sont donc pas toujours crédités précisément sur chacune de leurs esquisses, utilisent plusieurs techniques, propres au croquis sur le vif et au dessin d'observation : crayon, aquarelle, craies grasses et pointe fine. La qualité assez luxueuse du papier utilisé pour l'impression, épais, finement grainé et à la teinte légèrement cassée, restitue la sensibilité et la sensualité des ébauches et des émotions retranscrites sur un carnet. Comme nous l'évoquions plus haut, l'agencement des images en feuilletant l'ensemble de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette évolution au niveau de l'impression et du regard porté sur le lieu : on passe de moments et de scènes à tendance plutôt glauque et fantomatique, en noir et blanc ou en monochrome (des décors vides et désolés comme la fameuse fête foraine à Pripiat, symptomatique) à une série d'instants de vie et de chaleur, aquarellés et en couleurs (tous les portraits des habitants, et même la luxuriance et l'aspect si anormalement normal de la nature omniprésente). Certains croquis, comme ceux de la forêt de Chevtchenkovo réalisés à la craie grasse, émeuvent et bousculent par leur force et leur vitalité, cette évocation par bribe de taches et de couleurs digne d'un tableau impressionniste : comme leurs auteurs, difficile pour nous lecteurs de prendre conscience que tant de beauté tranquille puisse receler un tel niveau de danger invisible.

Expérience, témoignage, partage et rencontres, sont les maîtres mots de ce voyage à la fois intime et documentaire dans cette contrée qui effraie, qui fascine et qui, malgré tout, continue à vivre et à évoluer. Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf nous offrent leur regard, une vision qui tout au long du carnet se transforme au même titre que leurs émotions. Leurs croquis, entre justesse, sensibilité et précision de l'observation, transportent et posent question. Un récit authentique et paisiblement éprouvant, à compléter avec la bande dessinée Un printemps à Tchernobyl.