J'irai cracher sur vos tombes
Livres / Critique - écrit par Filipe, le 24/10/2003 (Tags : vian boris tombes cracher irai sullivan vernon
Les doigts de pieds en éventail, Boris Vian écrit J'irai cracher sur vos tombes pendant son mois d'août 1946. Il finit toutefois par signer son oeuvre sous un autre nom, celui d'un américain, Vernon Sullivan. Bizarrement, peu de temps après, le 7 février 1947 pour être exact, Daniel Parker porte plainte contre l'auteur et l'éditeur de ce petit ouvrage d'à peine deux cents pages, qu'il juge vulgaire et immoral de bout en bout. Dès lors, ses ventes sont multipliées par x virgule y. Entre-temps, Boris Vian signe de la même manière un second ouvrage qu'il baptise astucieusement les Morts ont tous la même peau.
Au cours du mois de mars 1947, un fait divers alimente à nouveau la controverse-Vernon-Sullivan. Un représentant de commerce, ancien collaborateur, étrangle sa maîtresse dans une chambre d'hôtel en laissant ouvert sur la table de nuit un exemplaire de J'irai cracher sur vos tombes, à la page même où est décrite la strangulation par le héros Lee Anderson de l'une des soeurs Asquith, Jean. A nouveau, les journalistes dénoncent cette oeuvre qui, selon eux, encourage fortement la violence. Toutes sortes de violences, paraît-il.
En avril 1948, Vian créée lui-même l'adaptation théâtrale de son livre. La pièce de Vian fait scandale. Au cours de l'été 1948, profitant des dernières rééditions de J'irai cracher sur vos tombes, Daniel Parker, au nom de son Cartel, dépose une nouvelle plainte. Finalement, le 3 août 1949, un arrêté ministériel condamne la vente de ce livre. Purement et simplement. Le 13 mai 1950, Boris Vian est également condamné à 100 000F d'amende pour outrage aux moeurs par l'intermédiaire de son livre.
L'histoire ne s'arrête pas là puisqu'en 1959, Boris Vian meurt au cours de la première projection de l'adaptation cinématographique de J'irai cracher sur vos tombes. Boris Vian s'était pourtant opposé à la réalisation de ce film et ne souhaitait en aucun cas que son nom figure au générique.
Ce premier roman de Boris Vian n'est certainement pas un livre comme les autres. Son histoire est assez particulière. Elle pourrait d'ailleurs faire l'objet d'un nouvel ouvrage, qui sait ? Son contenu est également assez original et ses toutes premières pages permettent de redécouvrir la manière d'écrire inimitable, presque magique, de leur auteur.
Lee Anderson a vingt-six ans. Il a quitté sa ville natale pour échouer à Buckton où il remplace le gérant d'une librairie. Au bar d'en face, il sympathise avec quelques jeunes du coin. Lee est un type charmant. Il leur paie volontiers à boire. Il chante de temps en temps et joue de la guitare en accompagnement musical. Il réussit assez vite à séduire la plupart des adolescentes du groupe.
Un jour il rencontre Dexter, le rejeton d'une riche famille qui l'invite à une soirée où il fait la connaissance des soeurs Asquith, Jean et Lou, respectivement âgées de 17 et 15 ans. Elles ont des lignes à réveiller un membre du Congrès, selon lui. Lee les invite tour à tour à suivre les expéditions du groupe. Il les faire boire pour mieux les séduire et poursuit ainsi son sinistre dessein. Celui de venger la mort de son frère noir, fraîchement pendu pour avoir osé aimer une femme blanche.
Après lecture de cet essai, on comprend pourquoi Boris Vian est parfois décrit comme étant proche de Raymond Queneau par son souci de dégager la poésie de tout aspect solennel et par son attirance pour toutes les formes d'insolences. La cadence imprimée par l'auteur se veut parfaitement débridée et sans aucun temps mort, ce qui rend l'aventure passionnante, absolument loufoque. Le lecteur est pris dans un formidable déluge de sentiments contradictoires. Il est malmené au même titre que les valeureux protagonistes dont il suit les aventures. La violence physique et morale qui émane de ce livre n'est pratiquement jamais mesurée. Les séquences érotiques sont assez nombreuses, mais elles ne sont jamais les mêmes. Et nullement ordinaires. Feindre une quelconque indifférence s'avère être particulièrement malaisé. Entre-temps, les diverses manifestations humoristiques, à l'image parfaite de leur auteur, ne sont pas désagréables. Quant aux descriptions de Boris Vian, elles parlent clairement d'elles-mêmes, à croire qu'il ne leur manque aucun détail. Ce faux-rythme, complètement effréné, devient rapidement oppressant lorsque les intentions malsaines du héros prennent vraiment forme. Le final est à l'image de l'ensemble de l'oeuvre : affreusement passionnant, nullement déplaisant.