8/10Les Intellectuels en France

/ Critique - écrit par Otis, le 21/03/2007
Notre verdict : 8/10 - Un ouvrage synthétique essentiel (Fiche technique)

Présentations des auteurs :

Historien français, Pascal Ory (1948 - ) figure en tant que spécialiste de l'histoire culturelle et politique. Professeur à l'université de Paris I à la Sorbonne, il a consacré des études importantes sur le fascisme en France avec son ouvrage Du fascisme paru en 2003 après Les intellectuels en France et a publié L'Aventure culturelle française, 1945-1989. Il préside notamment l'Association pour le développement de l'histoire culturelle (ADHC) et est régent du Collège de Pataphysique, un des organes de l'Oulipo qui vise par une recherche scientifique à « découvrir l'harmonie parfaite. »
L'intellectuel Pascal Ory s'engage alors en politique : il est conseiller municipal, ancien adjoint en charge de la culture au maire Georges Lemoine, puis tête de liste socialiste aux élections municipales de mars 2001 toujours soutenu par monsieur Lemoine face à Jean-Louis Guillain (P.S) qui lui laisse la place dans la ville de Chartres, Eure-et-Loir. Pour cet ouvrage, il a rédigé l'introduction qui définit l'intellectuel, le chapitre I sur « La société intellectuelle française et l'affaire Dreyfus », le chapitre V sur le front populaire, le chapitre VI sur « Les intellectuels français face à la guerre (1938-1944) », le chapitre VIII sur « La guerre froide des intellectuels », le chapitre X sur le « Grand printemps » et XI sur « Le grand tournant ».

Historien français, Jean-François Sirinelli (Paris, 11 juin 1949 - ) est lui aussi spécialisé dans l'histoire politique et culturelle. Professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris, directeur depuis 2000 du Centre d'histoire de l'Europe au XXe siècle (CHEVS) renommé Centre d'histoire de Sciences Po où il a succédé à Pierre Milza, il a consacré la majorité de ses travaux sur l'histoire des intellectuels et sur la France des années 1960, une étude qui insiste sur l'essor de l'histoire culturelle française, dont il est l'un des grands représentants grâce en partie à sa thèse d'Etat sur les Khâgneux et normaliens des années vingt. Histoire politique d'une génération d'intellectuels (1919-1945). Monsieur Sirinelli mérite surtout notre attention pour ses ouvrages axés sur les rapports et les engagements des intellectuels français comme l'illustre en particulier Deux intellectuels dans le siècle : Sartre et Aron (1966).
Pour cet ouvrage, il a rédigé le chapitre II sur la question des « deux camps d'intellectuel (1898-1914) », les chapitre suivants sur « Les clercs en guerre mondiale » et la question d'un possible retour à l'avant-guerre ou d'une nouvelle donne intellectuelle, le chapitre VII sur « Le seuil des 30 glorieuses », le chapitre IX sur « La guerre et après-guerre d'Algérie », le dernier chapitre sur les années 90 et l'étape d'un possible renouveau des clercs, et la conclusion.

Résumé de l'ouvrage :

Avant d'entreprendre toute analyse de fond, il s'agit d'abord pour les auteurs Pascal Ory et Jean-François Sirinelli qui ont déjà étudié la question dans de précédents ouvrages, en témoigne leur présentation, de justifier concrètement leur plan d'approche. Plan d'approche qui s'engage dans un premier temps à définir de façon claire l'intellectuel français pour ensuite saisir son cheminement historique et sa mission qui évolue comme l'illustre ses (ré)actions face à l'événement.
D'entrée, l'affaire Dreyfus permet d'accrocher pour nos auteurs un premier élément de réponse : sous la plume de Clemenceau, le mot « intellectuel » avec la notion contemporaine qu'elle comporte, est née. Cela ne signifie évidemment pas que les Pascal, Voltaire ou Hugo n'existaient pas avant l'affaire Dreyfus - autant d'esprits nerveux récupérés aujourd'hui par cette notion globalisante d'« intellectuels », des intellectuels qui n'étaient pas en réalité étiquetés ainsi à leur époque respective -, cela rend juste compte d'une nouvelle définition et d'un mouvement presque inévitable corroborés par l'engagement politique.
De fait, monsieur Ory compose dans l'introduction la définition suivante : un intellectuel est « Un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d'homme du politique, producteur ou consommateur d'idéologie. »
Très vite, on comprend que cette présentation, loin d'être restrictive, amène à considérer le temps et l'espace. Le temps, car selon nos auteurs la définition moderne de l'intellectuel naît en France sous l'affaire Dreyfus ; l'espace, car les prémices de cette définition est avant tout affaire française, pour ne pas dire « exception française ».
Ils se proposent alors d'analyser cette évolution qui hésite d'une part entre le clerc arrêté sur sa pensée et le clerc agissant d'autre part. Une évolution qui réclame une synthèse chronologique et par étapes de l'histoire de l'intelligentsia pour comprendre son cheminement et son influence sociaux mais surtout politiques et culturels.
De ces 12 chapitres, une périodisation orientera notre approche. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli dressent alors trois grandes périodes qu'il faut ici rapporter.
Une fixation est d'abord opérée sur l'affaire Dreyfus pour saisir ce qui va ensuite secouer - à savoir le nationalisme notamment - les valeurs héritées des Lumières durant l'entre-deux-guerres, préparant les « 30 glorieuses » des clercs, sorte d'âge d'or où l'engagement est qualifié de « devoir » s'effilant de la Libération au milieu des années 1970, pour enfin s'achever par une crise idéologique et culturelle où l'audiovisuel détrônerait l'imprimé devant une intelligentsia qui se cherche.

Analyse critique :

Désormais, tout en accompagnant les grandes lignes de cette synthèse historique, il nous faudra ici interroger les postulats et les orientations de Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli en se questionnant sur leur portée actuelle. A ce titre, ce n'est pas un hasard si l'ouvrage connut de nouvelles éditions (quatre au total : en 1987, 1992, 2002 et 2004), révisées et augmentées.

I / De l'affaire Dreyfus jusqu'à l'entre-deux-guerres : l'intellectuel partagé entre la plume et le sabre.

A/ Une aimantation nationaliste :

L'affaire Dreyfus est d'abord une affaire d'opinion publique : très rapidement, nous passons d'une affaire d'espionnage à un dossier rendu public par la presse elle seule, le plus important organe de médiation de l'époque - pour ne pas dire médiatique. « La presse prend parti ou se met en retrait, mais elle doit se justifier ». L'Affaire est alors intellectualisée, présentée comme une sorte de « grand commentaire de texte » ; le militantisme politique est symbolisé par la publication par L'Aurore du célèbre J'accuse de Zola. Cet élément déclencheur suscite d'autres interventions qui prennent plusieurs formes : l'oeuvre d'art avec l'essai, le pamphlet, le roman, voire le poème, de sorte à entretenir une propagande précise. Toutes ces oppositions contribuent à incarner pour le clerc l'expression de l'esprit critique, celle d'un anti-conformiste ; en somme, l'iconoclaste au service de la société.
Les viviers de l'intelligentsia sont l'université, la presse, le monde artistique. Déjà, on hésite entre l'enseignement et le militantisme, un peu à l'image de Jaurès, agrégé de philosophie et partisan de plus en plus fervent d'une cause socialiste ; les écoles et les étudiants sont divisés : la faculté de lettres et sciences s'empare de la cause dreyfusarde alors que la faculté de droit et de médecine se juge plutôt anti-dreyfusarde - sauf la médecine sociale. Plus que tout, Jean-François Sirinelli qui s'intéresse à cette période reprend les remarques de Regis Debray sur la question : la période voit la médiatisation de l'intellectuel se construire dans le cycle universitaire, et ceci, jusque dans les années 20. Ce qui suscite la question suivante : l'artiste, prince ou serviteur ? Est-il enfermé dans son laboratoire pour son bien personnel ou fait-il véritablement face à l'événement pour le bien de la nation ? Il ressort de l'analyse de monsieur Sirinelli une observation sociologique qui prend tout son sens : on se sert de son titre, de sa renommée, et on privilégie le contenant au contenu. De fait, l'engagement de l'intellectuel - une moindre participation civique - se fait dans le cadre des salons qui tendent à orienter les itinéraires. Les salons apparaissent comme de véritables « lieux de reconnaissance sociale » et structurent des réseaux, financent même les journaux. Emile Durkheim par exemple provient de l'Ecole alsacienne qui prône une solidarité entre juifs et protestants envers Dreyfus. Naissent aussi des avant-gardes artistiques, comme La Revue Blanche dreyfusienne ou, à l'opposé, le Parnasse se prononce principalement anti-dreyfusard, Coppée en tête. Rares sont les intellectuels qui restent muets sur l'Affaire et en toile de fond, c'est un débat de confrontation idéologique qui est abordé, plus qu'un rapport de dominant/dominé, pour ou contre Dreyfus. Nous retrouvons là un écho au combat entre les Anciens et les Modernes et force est de constater que l'affaire Dreyfus est en harmonie avec l'histoire culturelle dans son ensemble et construit l'intelligentsia en la poussant à des sensibilités esthétiques, à des tendances intellectuelles et à des idéologies politiques. Ainsi, le nationalisme comme celui de Maurice Barrès devient une réponse à la question politique, l'antisémitisme loué par les élucubrations racistes d'un Drumont par exemple résout la question sociale (La France juive). En tous les cas, ce qui rassemble les sphères de l'intelligentsia - à croire que la haine est fédératrice - c'est qu'il faut choisir un responsable : l'étranger, le juif, le cosmopolite, l'internationaliste, le réactionnaire, le calotin, la culotte de peau, le grand bourgeois. Les divergences sont plus que jamais ouvertes sur la question.
Maurice Barrès est sévère à l'égard des clercs, surtout lorsqu'ils protestent contre l'ordre établi ; il les juge alors comme des « pauvres esprits empoisonnés », un « déchet fatal dans l'effort tenté par la société pour créer une élite ». Or, cette élite est divisée. Sous cette IIIe République où apparaît une « couche nouvelle » (Gambetta), la promotion des classes moyennes grâce aux bourses dépasse le milieu même des intellectuels. Toutefois, Sirinelli remarque un attachement à des valeurs morales communes : la justice, l'égalité et la politique. Le combat d'identité commence. L'Affaire a laissé un parfum de pacifisme et d'antimilitarisme, ce qui n'empêche pas la droite de reprendre le flambeau du nationalisme. Désormais, est qualifié d'intellectuel de droite tout écrivain nationaliste. Bien plus que la droite, c'est une majorité de l'intelligentsia qui est tentée par la cause nationale. Nous retrouvons ce complexe d'identité que va parfaitement corroborer Maurice Barrès qui passe d'un moi intellectuel à un moi national, telle une conscience acquise où le culte du moi est « sublimé » par l'individu subordonné à la collectivité. La terre et les morts, toute une devise au service d'une mission qu'incarnera par la voie de la presse L'Action française, véritable « arsenal idéologique » qui sollicite une stricte organisation. Incontestable théorie de référence, Maurras casse l'image lyrique laissée par Barrès et incarne l'âme de ce périodique qui, réussissant à établir une domination intellectuelle, devient un important support d'influence culturelle, assurant l'éclat de Maurras, nourri d'une identité nationaliste qui loue volontiers - et paradoxalement - un anti-intellectualisme presque haineux. Toutefois, Maurras dépasse son camp et son influence incite au débat. Selon Jean-François Sirinelli, l'Affaire pousse très fortement à une opinion politique et agit sur les rapports de force idéologiques où s'affrontent le maurrassisme et le socialisme, eux mêmes éclatés entre d'un côté les errances religieuses, de l'autre le guesdisme. Avec les étudiants qui bénéficient des bourses, on comprend vite que l'Université devient l'une des cibles des nationalistes, toujours soutenus par L'Action française. Ce n'est pas un hasard si Louis Liard soutient la nécessité de créer des universités pour des raisons politiques.

B/ Du nationalisme au pacifisme ? :

La première guerre mondiale secondera en quelque sorte l'Affaire dans ces soubresauts idéologiques que connaissent l'intelligentsia et par extension ses zones d'influence.
Les ravages de la guerre marque le monde de l'université où des intellectuels enseignaient et tombent en nombre. Dans l'enseignement supérieur, un membre sur quatre meurt. Apparaît très vite les mobilisés de ce que monsieur Sirinelli appelle « l'autre front ». C'est l'image de la plume et de la baïonnette. L'intelligentsia, toujours portée par un devoir patriotique, tente de justifier la première guerre mondiale par la cause française qui lutte contre tous les impérialismes comme celui du modèle allemand avec son « militantisme prussien ». On soutient le moral de la guerre par la description d'une guerre héroïque. Or, Jean-François Sirinelli propose un contre-exemple, celui du naturalisme pacifique représenté par Henri Barbusse, sorte de « Zola des tranchées » qui n'hésite pas à voir en l'égalité « la grande formule des hommes ».Ce pacifisme concurrence alors le patriotisme. On passe du « pas ça ! » au « plus jamais ça ! »
Tantôt une tentation fasciste, tantôt une solution marxiste pour répondre à des doutes existentiels ou à des interrogations politiques. Ainsi, dans les années 20, être acteur et moteur de l'histoire sans fuir le concret, telle est la mission de l'intelligentsia française. L'anticommunisme et l'antifascisme deviennent des paramètres d'engagement essentiels. On plaide pour une entente internationale, même Brasillach et Drieu sont pour un pacifisme... de conviction fasciste ; il y a une réelle conscience de l'engagement tranché dans l'action de la part de l'intellectuel, loin d'être incompatible d'une oeuvre comme en témoignent Guernica ou L'espoir de Malraux.

C/ D'un anticommunisme à une solution marxiste :

Il y a comme un effet de retournement lors de l'Occupation. Avec une presse suivie pour ne pas dire censurée, une incitation à la lutte clandestine est fomentée. Beaucoup comme Marc Bloch ou Jean Cavaillès seront tués. Nous sommes passés de la tache d'encre à la tache de sang. Monsieur Sirinelli note que le maurrassisme est le discours dominant sous Vichy où les intellectuels vichystes sont plus poussés par une doctrine antidémocratique que par les représentations patriotiques, l'occupant perçu non plus comme allemand mais comme nazi.
Céline ne manque pas d'exprimer son hypocondrie sur le juif depuis 1937 avec son pamphlet Bagatelles pour un massacre et dont les oeuvres servent à la propagande établie. L'anticommunisme radical est le plus dominant et rallie les intellectuels de droite désormais convaincus que seule « l'entente entre la force aryenne et l'esprit catholique » (Robert Brasillach) permettra de partir à la conquête du « tombeau du Christ » métaphorique de la nouvelle croisade. Les intellectuels « cette race insupportable » (Brasillach) est considérée comme efféminée, dénationalisée et disputeuse volontiers tenue en suspicion par le fascisme. On recherche un modèle intellectuel nouveau : « Un type d'homme qui rejette la culture et qui rêve de donner au monde une discipline physique aux effets radicaux. » Vient alors ce que Pascal Ory nomme au chapitre VI la « reconquête » : on passe d'une « atomisation des destins » à une action intellectuelle cohérente et structurée ; sous le couvert de l'anonymat ou du pseudonyme, l'art de l'intellectuel se voue tout entier au service de la contre-propagande de la France libre et des Alliés. Mauriac devient « Forez ».
Décimée de 1939 à 1940, l'intelligentsia communiste se retrouve, quatre ans plus tard, prédominante au sein de la Résistance. Le marxisme-léninisme apparaît comme le seul système de référence alternatif à la rigueur antilibérale de la solution fasciste. Le CNE, Comité National des Ecrivains, établit une liste noire des collaborationnistes et des collaborateurs lors de l'épuration. Pendant une décennie au moins, l'intellectuel de gauche va occuper le terrain idéologique. L'unanimité semble s'être faite sur la notion d' « engagement » qui devient devoir. C'est le début des « années Sartre », qui est resté le symbole de l'intellectuel engagé pour deux raisons selon nos auteurs : Sartre en formule les attendus - l'écrivain doit embrasser « étroitement son époque » - et il en devient la personnification avec sa revue Les Temps modernes. C'est à une « révolution mentale » que le clerc est convié. Le littérateur est engagé, donc acteur de son temps. La philosophie va alors détrôner la littérature petit à petit et le statut du prestige n'est plus réservé à la chaire enseignante. Entre-temps, il y a la tentation communiste où l'aspiration à la rénovation et à la justice sociale s'incarnent vite dans le modèle soviétique, autre type possible de modèle de développement industriel et d'organisation politique et sociale, qualifié par Sartre d'« indépassable » - tout en croyant être dans la lignée des Lumières. On assiste alors à une sacralisation de la classe ouvrière vite tempérée en 1955 par Raymond Aron qui avec son Opium des intellectuels, se lance dans une croisade idéologique contre le marxisme.
Monsieur Sirinelli retient surtout la conclusion suivante : c'est toute la sphère intellectuelle que le parti communiste a construite en ces premières années d'après-guerre. L'intelligentsia sera alors fracturée par un craquement d'idées où l'adhésion politique devient mode du temps, voire une obligation morale.

II / L'âge d'or des intellectuels : les « 30 glorieuses » : le maître à penser devient maître à agir.

A/ Le règne de l'engagement :

Dans une période dominée par l'idéologie communiste sur la scène politique française, on cultive l'esprit de Parti avec un travail de dénonciation des horreurs capitalistes et un travail d'exaltation du paradis soviétique, des jugements sont portés sur le « fascisme américain », la « France paupérisée », Léon Blum agent américain, « la littérature des fossoyeurs » des existentialistes et consorts. Nos auteurs soulignent que le maccarthysme fournit assez d'aliments à l'intransigeance d'une contre-société. De là, culte de la personnalité et jdanovisme, sorte de « réalisme socialiste comme moyen d'extermination morale » (Rousset) et antiaméricanisme. Le P.C qui sait lancer une réputation est présenté comme la seule médiation pour les masses d'accéder à la dignité humaine de classe agissante. Sartre joue le rôle de compagnonnage, partagé entre culte des principes et les nécessités de la praxis. Difficile d'être anticommuniste sans être passer pour un fasciste ; or, l'intelligentsia non communiste se décortique en trois sensibilités principales : le groupe des socialistes, celui des syndicalistes réformistes (André Philip) et celui des révolutionnaires anticommunistes (Michel Collinet). Aron, esseulé, représente bien l'esprit solitaire qui jamais ne fut en position vis-à-vis du marxisme, comme Camus ; ce qui ne les empêchent pas de participer au débat d'actualité. Surtout, deux engagements majeurs sont à trouver du côté d'Aron et de Sartre. En plus de la figure sartrienne bien connue, Aron qui paraît plus reculé face à l'événement n'en demeure pas moins virulent, en témoigne son Opium des intellectuels qui s'attaque au « messianisme révolutionnaire » et à l'eschatologie prolétarienne, mais c'est avant tout la machine communiste qui est attaquée ; il lutte contre ce progressisme à base marxiste et dominante léniniste qui règne chez la plupart des enseignants, des savants, des écrivains engagés de l'époque comme... Sartre. C'est aussi un modèle de l'intelligentsia tout entier qui s'en prend au modèle soviétique à son tour dont l'affaire Kravchenko va servir de point d'attaque. Pour autant, la révélation officielle des « erreurs » puis des « crimes » de Staline n'entraîne pas un exode massif des intellectuels communistes, restant confiants dans l'organisation du P.C pour les enjeux quotidiens.

B/ L'(a) (ré)action face au problème colonial :

La « bataille de l'écrit » commence alors réellement avec les événements de l'Afrique du Nord et les problèmes coloniaux qui laissent une trace dans une partie de l'intelligentsia française. S'opère alors une véritable mutation sociologique et idéologique. La gauche non communiste se cherche alors à travers des publications (Esprit, L'Express) ; le mendésisme récupère des extrémismes attirés par le parlementaire radical mais a une composante essentielle : la jeunesse universitaire qui aurait été surtout attiré quelques années plus tôt par le P.C. Face au problème algérien, Camus se cantonne à un silence douloureux ; au reste, deux perceptions de la colonisation fournissent l'argumentation. A gauche, une idéologie anticolonialiste, souvent nourrie de marxisme-léninisme. On combat comme Guy Mollet pour l'indépendance, d'autres veulent défendre l'Algérie française comme Albert Bayet. C'est à croire qu'on retrouve les vocations de sabre et de plume comme sous l'affaire Dreyfus qui s'en rapproche suite à trois traits soulignés par nos auteurs : la bataille est menée au nom des grands principes - justice et vérité en 1898 - droits de l'homme et droit des peuples à disposer d'eux-mêmes dans la seconde partie des années 50. Ensuite, l'opposition à l'institution militaire, le sabre et la plume s'affrontant au moment des débats sur la « torture dans la République ». Ce débat engage la droite intellectuelle, au nom de la défense de la civilisation occidentale et chrétienne, doublement menacée par le communisme et l'Islam. Pour des raisons économiques et démographiques évidentes, Aron présenta, dans La tragédie algérienne, l'indépendance inéluctable. Argument utilisé au sens inverse pour les tenants de l'Algérie française par l'annonce de la découverte des hydrocarbures sahariens. Nos auteurs n'oublient pas de remarquer la forte teneur culturelle des hebdomadaires politiques, facilitant le discours des intellectuels : L'Express soutient Mendès France et son attitude durant la guerre d'Algérie. France-Observateur s'articule en 1954 autour du combat pour la décolonisation.
Les intellectuels deviennent non seulement des acteurs, mais aussi des cibles. L'anticolonialisme fut souvent « une cause historique d'identification » (Michel Wicock). La fin de la guerre d'Algérie sonne le glas d'une sorte d'âge d'or de l'intellectuel engagé qui aurait commencé avec l'affaire Dreyfus et se serait amplifié dans l'entre-deux-guerres. Le milieu intellectuel est alors en mutation : les universitaires paraissent avoir supplanté les écrivains et jouent un rôle conquérant dans l'expansion des sciences humaines. On pense au structuralisme avec Foucauld, Barthes.
De plus, il faut attendre la guerre du Vietnam pour réanimer des manifestations contre « l'impérialisme américain ». Le tiers-mondisme va remplacer l'Union soviétique dans l'intelligentsia française où le tiers-monde est présenté comme révolutionnaire puisqu'il serait composé de nations « prolétaires » en lutte contre l'impérialisme. Mai 68 cristallisera ses tensions avec d'un côté deux logiques dogmatiques, l'une d'inspiration marxiste, l'autre d'aspiration libertaire. La révolte est légitimée et renforce l'esprit de la culture « underground » qui entretient des valeurs hédonistes et spiritualistes. Le « Che » deviendra même une figure d'intellectuel que suivra un certain Regis Debray. L'écologisme, le consumérisme, l'étranger qui tend à primer sur le national, font désormais partis des thèmes du débat intellectuel qui oscille entre deux mouvements, l'un qui réhabilite les oeuvres de Céline au nom d'une révolution langagière extrapolée, l'autre qui place l'autocritique à la manière d'Edgar Morin sur le communisme.

III / La défaite de la pensée ?

A/ De la graphosphère à la vidéosphère :

Un discours pessimiste est entretenu sur l'intelligentsia : le silence des intellectuels français interroge les périodiques de référence. Une Nouvelle Droite apparaît face à la « véritable atonie de la pensée de la gauche » remarquée par Max Gallo qui fut l'un des premiers à poser le débat. L'idée selon nos auteurs, c'est qu'il existerait une tradition anti-intellectualiste de caractère technocratique, libéral ou droitiste ; l'intelligentsia s'adapte à la crise économique, ce qui remet en cause les certitudes d'une nouvelle intelligence technique. Nos auteurs s'appuient sur les travaux de Régis Debray sur la médiologie pour parler de « médiocratie » où la société intellectuelle s'adapte aux technologies, en particulier la télévision. Dans son Savoir-vivre, François de Negroni va plus loin et nos auteurs ne manquent pas de le rappeler : il voit le passage de l'intellectuel au statut de « vedette » l'aboutissement d'un processus de domestication, l'avilissant au rang de simple « décideur des usages du progrès », fort loin de sa fonction créatrice originelle située, bien entendu, à l'époque de l'affaire Dreyfus. Et pour revenir au propos de Régis Debray, l'intellectuel est passé de la « graphosphère » (sur le terrain) à la « vidéosphère » ; non sans humour, nos auteurs affirment que tel est le procès fait aux intellectuels... par eux-mêmes.
En plus d'une Nouvelle Droite, de Nouveaux Philosophes se découvrent - Bernard-Henri Levy en est le meilleur médiateur des idées du groupe - et beaucoup d'intellectuels changent d'idéologie. Dans Apostrophes, Bernard Pivot ira jusqu'à poser le débat suivant : « Les Nouveaux Philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? » Ce qui est sûr, c'est que La Nouvelle Philosophie relance des postulats libéraux et des grandes synthèses libérales contemporaines (Raymond Aron) ou passées (Alexis de Tocqueville). Le gauchisme marxiste est pris à contre-pied et a lieu une sorte de renversement de statut envers le tiers-monde reconsidéré sans indulgence ni messianisme comme l'illustre le livre Le Sanglot de l'homme blanc de Pascal Bruckner en 1983. La Nouvelle Droite rejoint La Nouvelle Philosophie dans la récusation du progressisme et la mise en jugement d'un certain rationalisme universalisant. Nos auteurs évoquent une grave crise de la part des intellectuels en général et aussi de la gauche qui retrouva son souffle en 1981. Une opposition quasi viscérale est entretenue contre le pouvoir et Jean-François Sirinelli au chapitre IX évoque la définition de l'intellectuel selon Philippe Sollers : « Les intellectuels sont dans l'opposition. Par définition. Par principe. Par nécessité physique. Par jeu. » Or, monsieur Sirinelli ne manque pas de nuancer la vision de Sollers en rappelant qu'un soutien à une majorité électorale, en l'occurrence celle de 1981, a bien été à l'oeuvre de la part de l'intelligentsia où l'anticommunisme devient principal ciment tout en soumettant les principes de la société capitaliste, humaniste et rationaliste. On est passé du prolétaire à l'individu à l'occidentale, même si lors de la révolution islamique en Iran, Foucauld s'enthousiasme pour ce qu'il interprète une revanche du spirituel et du dominé sur la marchandise occidentale.

B/ Une nouvelle forme d'engagement ?

De plus, l'intellectuel se refuse toute mobilisation. D'autres le font à sa place. Ainsi, on regrettera de la part des auteurs d'avoir quelque peu négligé l'engagement d'artistes nés de l'audiovisuel, à l'image de Coluche pour les « Restos du coeur » par exemple ou lorsque celui-ci s'engage en politique : tout un symbole, c'est le début de l'ère d'une caricature qui a autant de force qu'une politique plus que jamais tournée en dérision ; très vite, un sondage le crédite de 16% d'intentions de vote. En réalité, même s'il serait sans doute déplacé de faire rentrer Coluche dans la définition de Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli, il demeure un emblème retentissant du clown qui, après tout « mis en situation d'homme du politique », se prend tout compte fait au sérieux en affichant un sourire moqueur aux « tous pourris » qu'il faut « emmerder de la droite jusqu'à la gauche » comme le souligne le slogan de sa candidature en 1981 dont le programme était « de foutre la merde ». La politique est dévalorisée, pour ne pas dire « désintellectualisée », à moins qu'elle ne se dévalorise elle-même ?
L'académicien Marc Fumaroli l'avait bien senti - et là nos auteurs le rappellent - grâce à ses travaux sur la décadence, sur Huysmans notamment, à savoir qu'il s'opère comme un « A Rebours » du progressisme : on revient aux valeurs traditionnelles, favorisant la montée du national-populisme du Front-national. L'approche - datant des années 90 - semble aujourd'hui plutôt visionnaire. Le glas aurait-il pour autant sonné pour l'intellectuel ? D'après Bernard-Henri Levy, considéré par Bourdieu comme un « intellectuel négatif » dans le sens où il soutient sa légitimité par un soi-disant statut contesté de philosophe, l'intellectuel est « mort à Paris au XXe siècle ». Moins catégorique, mais peut-être plus grave, Alain Finkielkraut annonce la « crise des idéologies » dans sa Défaite de la pensée. Comme le remarquent nos auteurs, à l'image d'un « BHL » qui récolte les ‘entartages', le pathos l'a emporté sur le logos, c'est-à-dire sur l'examen raisonné des difficultés qu'induisent la représentation politique et ses rivalités. Très justement, Jean-François Sirinelli tire la conclusion suivante : « Aux ‘leaders' d'opinion se sont souvent substitués des ‘dealers' d'opinion, secrétés par la nouvelle agora moderne, la scène médiatique. » Ainsi, comprend-on mieux les raisons de cette curieuse dialectique : dans une société du spectacle, la parole détachée du comique aurait peu à peu altéré (détrôné ?) celle d'un intellectuel jugé peut-être trop sérieux et que l'on écoute moins voire plus du tout - surtout lorsque ce dernier joue avec un support audiovisuel qu'il ne maîtrise pas vraiment.

Conclusion :

De cette synthèse historique de l'intellectuel, Pascal Ory et Jean-François Sirinelli tirent différents enseignements qu'il nous faut ici rapporter.
D'abord, une chronologie écartelée en trois grandes périodes met en valeur la notion d'engagement politique qui définit l'intellectuel de France du XXe siècle. L'affaire Dreyfus donne naissance à un « trend séculaire d'intervention » dans la sphère politique où les clercs s'engagent dans la lignée des Lumières, tendance universaliste, avec pour principaux opposants d'autres clercs de droite, s'effilant jusqu'à l'entre-deux-guerres qui marque l'ébranlement des valeurs héritées des Lumières et préparant les « 30 glorieuses » avec un âge d'or qui profite des retombées de la guerre froide ou du contexte colonial pour susciter un véritable devoir d'engagement et d'adhésion politique. S'ensuit enfin l'époque des « paradigmes perdus » avec une absence de repère ou une fragilité d'adaptation à l'audiovisuel constaté par Debray ; la « vidéosphère » a détrôné la « graphosphère » (imprimerie) et la « logosphère » (écriture).
On retiendra que l'engagement qui fournit une définition typiquement française de l'intellectuel a des effets sur la vie des sociétés démocratiques et ces influences s'entretiennent au fil des générations. Les clercs accompagnent l'événement, surtout quand « le corps civique a des accès de fièvre ». Or, avec « la crise d'idéologie » ou « la défaite de la pensée », le clerc semble manquer de repères. De ce constat, MM. Ory et Sirinelli s'interrogent sur le prestige médiatique face au prestige intellectuel. Quitte à qualifier les clercs modernes de « missionnaires infidèles ».