8/10Hygiène de l'assassin

/ Critique - écrit par Filipe, le 06/07/2004
Notre verdict : 8/10 - Le monde grouille d'assassins... (Fiche technique)

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Etre de mauvaise foi, c'est se mentir d'abord à soi-même, non pour d'éventuels problèmes de conscience, mais pour son autosatisfaction sirupeuse, avec de jolis mots comme "pudeur" ou "dignité". Ensuite, c'est mentir aux autres, mais pas des mensonges honnêtes et méchants, pas pour foutre la merde, non : des mensonges de faux-cul, des mensonges light, qu'on vous déblatère avec un sourire comme si çà devait vous faire plaisir.

Prétextat Tach est un octogénaire endurci, dont le séjour sur Terre touche à sa fin : se sachant atteint du syndrome rare d'Elzenveiverplatz, dépisté par le savant éponyme courant dix-neuvième siècle, il accepte de recevoir une poignée de journalistes triés sur le volet à son chevet. Ceci dans le but de répondre aux interrogations formulées de longue date par leurs lecteurs à son sujet.

Au cours de ses quatre premiers entretiens, il fait preuve d'une grande irrévérence, d'un cynisme dans limite et se complait à éconduire ses convives en un rien de temps.

Le cinquième interlocuteur se trouve être une jeune femme pleine d'esprit, qui est également la seule d'entre tous ces journalistes à avoir parcouru l'ensemble des ouvrages de l'écrivain avec beaucoup d'attention. C'est donc en ayant une parfaite connaissance des préceptes du tachisme que Nina parviendra à lui tenir tête, en faisant fi de ses remontrances, gratuitement orientées à son égard, et de l'apparente misogynie les commandant. Cette rencontre sera pour elle l'occasion d'analyser le contenu de ses livres et de clarifier à ses côtés certaines zones obscurcies par le temps de la véritable existence autrefois menée par l'écrivain.

Le monde grouille d'assassins, c'est à dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. Oublier quelqu'un : avez-vous songé à ce que cela signifiait ? L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans scrupules, ne songe qu'à faire des économies.

La vacuité et l'artificialité des quatre premiers dialogues valorisent à merveille les brillantes réparties, que s'échangent ensuite Tach et Nina. Leur confrontation tend à illustrer un certain nombre de notions abstraites, parmi lesquelles l'ambiguïté de la relation qui, généralement, se noue entre un auteur et son lecteur ; entre une oeuvre et sa lecture.

A travers le style corrosif qui lui est naturellement attribué, Amélie Nothomb nous invite à prendre part à un large effort de réflexion et nous en donne la matière avec parcimonie. Elle nous conduit ainsi à éprouver un large panel d'émotions, s'accordant de près ou de loin à cette vaste centralisation d'idées : tour à tour, l'incompréhension, le rejet, la gêne, l'intérêt, le plaisir. L'inspiration, le culte des beautés, le passage à l'âge adulte et le statut des oeuvres littéraires sont abordés avec beaucoup de finesse ou un brin de provocation. A moins que ce ne soit l'inverse. Son interprétation très personnelle et métaphorique de la création artistique, que Prétextat Tach divulgue pour elle, est, stylistiquement parlant, très caractéristique de ce que s'est attachée à produire la douce Amélie-san depuis :

Quand elle crée ce qu'elle a besoin de créer, la main trésaille de plaisir, elle devient un organe génital. Combien de fois n'ai-je pas éprouvé, en écrivant, l'étrange impression que c'était ma main qui commandait, qu'elle glissait toute seule sans demander au cerveau son avis ?

C'est sous les traits de ce même Prétextat Tach qu'elle en vient à s'en prendre, avec un excès de virulence qu'elle se fiche bien de dissimuler, aux critiques littéraires se permettant d'évaluer à la légère le travail d'auteurs ; ce qui a le don de re-mobiliser au passage l'attention de ses propres lecteurs autour de son oeuvre :

Connaissez-vous la critique que j'ai lue dans un journal, il y a vingt-quatre ans, concernant "Hygiène de l'Assassin" ? "Un conte de fées riche en symboles, une métaphore onirique du péché originel et, par là, de la condition humaine." Quand je vous disais qu'on me lisait sans me lire ! Je peux me permettre d'écrire les vérités les plus risquées, on n'y verra jamais que des métaphores.

Hygiène de l'Assassin est un excellent divertissement, même si certains jugeront son issue un brin alambiquée. Toutefois, nous sommes intimement conviés à prendre part à ces quelques dialogues, et donc à surpasser notre condition de spectateur, simplement pourvu d'organes visuels en état de marche. Avec ce premier ouvrage, huit-clos dont je retiendrais finalement l'existence, le style d'Amélie commençait tout juste à s'affiner.

Une des caractéristiques de notre espèce est que notre cerveau se croit toujours obligé de fonctionner, même quand il ne sert à rien : ce déplorable inconvénient technique est à l'origine de toutes nos misères humaines.