9/10L'Histoire du soldat

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 18/03/2012
Notre verdict : 9/10 - Marche au pas sur rythme endiablé (Fiche technique)

Tags : soldat histoire diable scene stravinsky musique theatre

La collection « Contes musicaux » chez Didier Jeunesse est l’occasion pour les enfants de découvrir de manière accessible de grandes œuvres musicales. Celle qui nous intéresse aujourd’hui est une pièce-précurseur, L’histoire du soldat, composée par Igor Stravinsky et écrite par Charles-Ferdinand Ramuz en 1918, faisant naître au XXème siècle un genre nouveau : le théâtre musical. Interprétée par l’orchestre de la Garde Républicaine et contée par le comédien Denis Lavant, cette version spécialement adaptée à un jeune public est illustrée par les mains virtuoses de Nathalie Novi. L’histoire du soldat, comme son titre l’indique, est celle d’un militaire, Joseph, qui retourne chez lui après la guerre. Riche uniquement d’un modeste violon, l’officier croise un vieil homme qui se proclame « chasseur de papillons » et lui offre d’échanger son violon contre un livre qui prédit l’avenir. La promesse d’une irréfutable prospérité le convainc d’accepter la transaction. Il ignore alors qu’il vient de pactiser avec le diable.

L'Histoire du soldat
Illustration de Nathalie Novi, issue de L'histoire du
soldat, texte de Ramuz, musique de Stravinsky,
Didier Jeunesse 2011
Chargé de symbolique et de thèmes universels, le récit brasse de nombreux concepts et émotions : l’appât du gain, la superficialité, mais aussi les regrets et la quête d’identité. La métaphore du violon représentant l’âme du héros, malencontreusement cédée au Malin, est forte et filée tout au long de l’histoire. Magnifiquement rythmé et haletant, le texte de Ramuz parvient malgré ses figures complexes à se mettre à la portée des plus jeunes, mais aussi et surtout à rester actuel. Un exploit que l’on doit en grande partie à l’interprétation de Denis Lavant, ce comédien très habité, qui donne aux mots de l’auteur une voix et une vie presque charnelles. Sa tonalité chaude, légèrement éraillée (certains esprits taquins y verraient un timbre à la Franck Dubosc ?) nous fait passer du rire à la mélancolie avec un naturel déconcertant. Tantôt nonchalante au cour du périple du soldat, tantôt poignante lors de la prise de conscience et du repentir, la voix de Denis Lavant sait également se travestir pour incarner d’autres personnages, déclinant ainsi une palette de nuances très colorée. L’auditeur se retrouve très vite transporté, presque aussi sûrement que face à une véritable scène. Le contenu de l’album, loin de retranscrire le récit littéral de Ramuz entonné par le conteur, évitant ainsi la redondance, le complète en exposant des indications sur le contexte de la fiction, ainsi que le cadre d’écriture de Stravinsky. Il s’attarde également sur l’utilisation des différents instruments dans les moments forts de l’histoire, sur la symbolique des éléments narratifs, et fait référence à divers grands noms de la littérature, de la musique et de la mythologie développant des thématiques similaires.

L’histoire du soldat est surtout l’occasion de découvrir toutes les perspectives et facettes offertes par la musique de Stravinsky. Majoritairement épique, trépidante, moteur d’un suspense constant par son caractère martial, la partition sait également nous envelopper de langueur dans les moments opportuns, notamment grâce aux instruments à vent. Le sentiment dominant reste donc cette ambiance tendue, inquiète (grâce au violon), mais aussi entraînante et endiablée (grâce aux percussions). Comme l’explique une des anecdotes de l’album, ces rythmes rapides et ces discordances sont une des révolutions de l’époque. Les jeunes auditeurs / lecteurs ont ainsi la chance de découvrir un compositeur précurseur, et de se confronter grâce à lui à une grande variété de registres (opposition des musiques sacrées et profanes, tonitruantes ou mélancoliques).

L'Histoire du soldat
Illustration de Nathalie Novi, issue de L'histoire du
soldat, texte de Ramuz, musique de Stravinsky,
Didier Jeunesse 2011
Le graphisme de Nathalie Novi, en apparence très traditionnel, offre en réalité un panaché d’émotions et de références. Il fait penser au premier abord aux tableaux impressionnistes qui captent le mouvement des paysages et les expressions des personnages, mais s’assortit également de touches flamboyantes et d’un grain sensuel qui rappellent le baroque. Dans leurs compositions, les illustrations paraissent parfois paradoxalement sages, posées et classiques. Mais après une lecture approfondie, elles se révèlent fouillées et audacieuses du premier à l’arrière-plan. Mises en abyme, éléments symboliques, mais aussi allusions claires ou suggérées, rien ne semble laissé au hasard, comme cette évidente et troublante citation des Ménines de Velázquez, qui parait insérée dans le décor tout à fait naturellement. L’illustratrice travaille chacune de ses planches comme un tableau ou une scène de théâtre, donne corps et force aux personnages par un émouvant traitement de la matière et de la lumière. Brillant mélange de flou et de léché, cette touche particulière enveloppe l’ensemble d’un voile presque mystérieux.

Œuvre novatrice du début du XXème siècle, L’histoire du soldat se retrouve adaptée dans cette version par une pléiade de talents très différents mais parfaitement harmonisés. Qu’il s’agisse de l’orchestre de la Garde Républicaine, de Denis Lavant ou de Nathalie Novi, tous contribuent à faire de cet album une fastueuse introduction à la musique de Stravinsky et au texte imagé de Ramuz, doublée d’une riche réflexion sur des concepts très intéressants pour un jeune public. « On ne peut être à la fois qui on est et qui on était. »