Le Dernier jour d'un condamné
Livres / Critique - écrit par Filipe, le 12/11/2004 (
Il est certaines oeuvres dont la publication est un événement quasi historique. A ce titre, je me suis emparé du Dernier Jour d'un Condamné. Je savais son auteur dramaturge, poète lyrique, romancier du petit peuple, membre de l'Académie française et homme de Loi à ses heures. Chef de file du romantisme à la française, Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo.
Une heure suffit à parcourir le livre de fond en comble mais je ne suis pas sûr de m'être imprégné de toutes les intentions qui l'habitent. Certains passages m'ont irrité. D'autres m'ont bouleversé : bien que prévisibles, les derniers instants de vie du héros m'ont véritablement coupé le souffle. A croire que mon esprit briguait à disparaître en même temps que lui, après avoir été son tout dernier recours, son ultime confident. Condamné à mort ! Par ces mots qui introduisent le récit et le privent d'emblée de tout suspense, Hugo interpelle le lecteur en lui exposant l'intégralité des sentiments d'un homme, faisant suite à la proclamation d'un tel verdict. Sa plume s'apprête malgré nous à le conduire à l'abattoir et nous indique de la main le tout premier rang. La vue y est imprenable, paraît-il. Rien ne peut nous échapper, que l'on prête une oreille aux sanglots du condamné ou que l'on guette ses bourreaux à travers ses barreaux.
Condamner à mort. En ce monde, il n'y a de peine irrémédiable, excepté la mort. Voilà bien cinq semaines que j'habite avec cette pensée, seul avec elle, glacé par sa présence, courbé sous son poids. J'existe parce que je pense et je ne peux cesser d'y penser. Si seulement je pouvais m'en défaire, ignorer ce tumulte, je cesserais d'exister en en ayant horreur. Exister s'apparente à un de ces néologismes, dont notre époque est gourmande. Je n'avais jusqu'à présent entrevu sa véritable portée. Nous suffit-il d'exister pour savoir ce que signifie exister ? L'existence, le fait d'être dans l'expérience. Pouvoir être en mesure de témoigner des toutes dernières inquiétudes d'un mort dépasse le simple entendement. Il m'a confié ses craintes avant se soupirer et je les ai adoptées en tant que telles. Ses aspirations sont aujourd'hui les miennes. L'indifférence me révulse au plus profond de mon être. La culpabilité tend à inonder mon esprit. Ses confidences ne m'ont-elles pas instinctivement fait sentir avec plaisir la nature de ma propre existence ?
Réclamer un remaniement complet de la pénalité sous toutes ses formes, du haut en bas, depuis le verrou jusqu'au couperet. Proscrire les derniers soubresauts d'une barbarie héritée de l'Histoire et indigne de la révolution industrielle. La finalité n'est pas des moindres : servir le bien commun des hommes, en les confrontant à leurs angoisses les plus profondes. La plus haute finalité de la littérature n'est-elle pas d'améliorer la vie ? Victor Hugo s'est battu pour faire aboutir ses idées. Son existence n'a pas été vaine. Il ne s'est pas seulement contenté de vivre ou de survivre. Son engagement a donné un autre sens à sa vie. L'effet dissuasif, que ses partisans prêtent à la peine capitale, n'a jamais été corroboré par l'expérience. Par définition, elle interdit toute récidive et tout retour en arrière : son application est à la fois irrévocable et arbitraire, dans la mesure où elle diffère d'un pays à l'autre, suivant la composition d'un jury ou les simples dispositions d'humeur d'un procureur. Sans compter qu'elle s'offre généralement aux plus vulnérables. C'est à ce titre qu'à mon tour, je vote pour l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort à travers le monde car elle est indigne des Hommes, de leur Histoire et de leur Avenir. Renversez donc l'échafaud...
L'Echafaud
C'était fini. Splendide, étincelant, superbe,
Luisant sur la cité comme la faulx sur l'herbe,
Large acier dont le jour faisait une clarté,
Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité
De l'éblouissement du triangle mystique,
Pareil à la lueur au fond d'un temple antique,
Le fatal couperet relevé triomphait.
Il n'avait rien gardé de ce qu'il avait fait
Qu'une petite tâche imperceptible et rouge.
Le bourreau s'en était retourné dans son bouge ;
Et la peine de mort, remmenant ses valets,
Juges, prêtres, était rentrée en son palais,
Avec son tombereau terrible dont la roue,
Silencieuse, laisse un sillon dans la boue
Qui se remplit de sang sitôt qu'elle a passé.
La foule disait : bien ! car l'homme est insensé,
Et ceux qui suivent tout, et dont c'est la manière,
Suivent même ce char et même cette ornière.
J'étais là. Je pensais. Le couchant empourprait
Le grave Hôtel de Ville aux luttes toujours prêt,
Entre Hier qu'il médite et Demain dont il rêve.
L'échafaud achevait, resté seul sur la Grève,
Sa journée, en voyant expirer le soleil.
Le crépuscule vint, aux fantômes pareil,
Et j'étais toujours là, je regardais la hache,
La nuit, la ville immense et la petite tache.
A mesure qu'au fond du firmament obscur
L'obscurité croissait comme un effrayant mur,
L'échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,
S'emplissait de noirceur et devenait ténèbres ;
Les horloges sonnaient, non l'heure, mais le glas ;
Et toujours, sur l'acier, quoique le coutelas
Ne fût plus qu'une forme épouvantable et sombre,
La rougeur de la tache apparaissait dans l'ombre.
Un astre, le premier qu'on aperçoit le soir,
Pendant que je songeais, montait dans le ciel noir.
Sa lumière rendait l'échafaud plus difforme.
L'astre se répétait dans le triangle énorme ;
Il y jetait, ainsi qu'en un lac, son reflet,
Lueur mystérieuse et sacrée ; il semblait
Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,
L'astre laissait tomber sa larme de lumière.
Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,
Frappait le fer d'un choc lumineux ; on eût dit
Qu'on voyait rejaillir l'étoile de la hache.
Comme un charbon tombant qui d'un feu se détache,
Il se répercutait dans ce miroir d'effroi,
Sur la justice humaine et sur l'humaine loi
De l'éternité calme auguste éclaboussure.
Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure ?
Pensai-je. Sur qui donc frappe l'homme hagard ?
Quel est donc ton mystère, ô glaive ? - Et mon regard
Errait, ne voyant plus rien qu'à travers un voile,
De la goutte de sang à la goutte d'étoile.
Victor Hugo, La Légende des Siècles, 1856