Des ailes dans le dos
Livres / Critique - écrit par hiddenplace, le 27/10/2009 (Tags : dans ailes jeunesse livres romans auteur livre
Album très doux, à la fois accessible et ambigu, Des ailes dans le dos est davantage une expérience qu'une histoire à proprement parler. Le jeune lecteur se reconnaîtra sans équivoque, retrouvera ses craintes, ce désir ardent d'échapper à ce qui lui échappe...
Dos à dos, enfant - parents ? Dos voûté, sous le poids des responsabilités ou de la réalité ? Une routine un peu grisâtre à donner froid dans le dos ? Embarquer son sac à dos pour déployer ses ailes ? Do ré mi... heure du dodo ? Il en faut du courage pour accepter ce que l'on voit, ce qu'on entend, ce qu'on ne comprend pas toujours quand on est enfant. C'est le cas de cette petite fille, et certainement de beaucoup d'autres, qui cherche son explication « rationnelle » aux évènements du quotidien. Un quotidien peuplé d'adultes qui semblent détenir la vérité, au mépris des apparences ou de la sensibilité encore brute, en devenir, d'une petite fille pourtant très imaginative. Tout ce qu'il lui manque, c'est cette confiance en « ailes », sereine, un pont entre ses rêves... et la réalité.
Sans hésitation, voici un album déroutant et juste, entre concret (le « barrage » inévitable entre deux générations) et abstraction (la forme très personnelle et fantaisiste que prend ici cet antagonisme). Le thème est délicat, complexe, mais reste toujours léger et évasif dans son traitement : il évoque le décalage constant qui subsiste entre la perception par un enfant et par un adulte des choses les plus anodines... ou primordiales. Catherine Grive signe un texte à la première personne sur un ton très oral, mais toujours porté par la poésie d'une narration enfantine, tandis que Frédérique Bertrand, fidèle à sa personnalité graphique, appose un univers doux et instinctif, par moment sur le fil de l'expérimental.
Illustration de Frédérique Bertrand
issue de Des ailes dans le dos
texte de Catherine Grive,
Le Rouergue, 2009Au fil des pages, nous
partageons des instants de vie d'une enfant très ordinaire : un
rendez-vous chez le dentiste, un départ en vacances, une assiette de petits
pois, une visite chez grand-mère... Mais parallèlement à un changement de
typographie marquant deux voix bien différentes (les lettres noires en minuscules
pour la voix cristalline ou les pensées de la jeune narratrice, contre les
lettres capitales de couleur bleue pour la parole plus autoritaire de l'adulte),
ce sont bien deux tons distincts, deux visions opposées qui se côtoient sur la
même page. Pour peu, on parlerait presque de dialogue de sourds, ou à moindre
mesure de divergence d'interprétations. D'une plume enlevée, Catherine Grive
promène les yeux de la fillette comme un poème de Prévert, par petites phrases
simples, légères et parfois improbables, très fidèles à la construction d'un
langage enfantin. Le mot « dos » et son image sont bien présents,
récurrents, comme si on ne pouvait jamais voir que le dos des gens et des
choses, que l'écho des voix ne nous parvenait que de très loin. La distance est
toujours palpable entre ce que la réalité est vraiment, l'apparence et la
signification que lui donnent les grands, et la perception que les plus petits
en reçoivent. Mais en dehors de ce constant décalage de représentations, le ton
qui se dégage de cet album est aussi l'expression d'une belle sensibilité à
fleur de peau, flirtant entre une légèreté apaisante et une forme d'inquiétude,
voire un danger imminent. Le livre capte avec justesse les visions sur le fil
de la petite fille, entre l'insouciance et une forme adoucie d'angoisse si
particulière à l'enfance. Pour rendre le tout digeste et fluide, l'écart entre
faits réels, prosaïques et les histoires que s'invente la petite narratrice, se
dessine sous la forme d'envolées oniriques et poétiques.
Frédérique Bertrand nous
emporte dans un ensemble pictural feutré (peinture traitée presque à sec,
apposée sur des collages de papiers recyclés, confortant cet aspect chaleureux
et rassurant), dont les chaudes tonalités bleues et orangées alternent avec de
beaux espaces blancs. Même le papier utilisé pour le collage est significatif
et a été choisi à dessein : essentiellement du papier recyclé (et donc
jauni) à petits ou grands carreaux d'écolier, il rappelle la réalité considérée
parfois comme maussade ou préoccupante pour notre rêveuse en culotte courte. Par
le découpage et l'agencement en collages, il marque un détournement, une
réinvention fantaisiste de cette réalité. Autant que le contenu, le contenant n'est
pas laissé en reste, puisque le papier d'impression a
Illustration de Frédérique Bertrand
issue de Des ailes dans le dos
texte de Catherine Grive
Le Rouergue, 2009été choisi de manière
cohérente : les pages présentent une texture à grain douce et duveteuse et
une épaisseur assez rare en édition, laissant une impression luxueuse et
chaleureuse entre nos doigts. Ce parti pris épouse parfaitement le propos de l'album,
et assure une parfaite cohésion avec la technique de peinture, de crayons et la
gamme chromatique adoptée. Toujours en accord avec le sujet, l'illustratrice
traite ses personnages en demi-teinte : une grande place est attribuée au
suggéré, au caché (peu de visages montrés, même sur les petits personnages en
pieds, beaucoup de hors champs, de gens figurés de dos, de visages dissimulés
derrière un rideau de cheveux...), renforçant un certain sentiment d'inquiétude
ou d'incompréhension. Celui-ci s'adoucit cependant, voire s'efface sensiblement
avec une chute plus ouverte et optimiste, avec une protagoniste qui n'a plus
peur d'affronter le réel et qui découvre son visage.
Album très doux, à la fois accessible et ambigu, Des ailes dans le dos est davantage une expérience qu'une histoire à proprement parler. Le jeune lecteur (mais aussi l'adulte qui l'accompagne) se reconnaîtra sans équivoque, retrouvera ses craintes, ce désir ardent d'échapper à ce qui lui échappe, de contourner la parole des grands pour la réinventer à sa sauce. Catherine Grive et Frédérique Bertrand ont apprivoisé de manière sensible et personnelle ce thème universel qu'est la croissance d'un enfant, la conservation d'une certaine part de fantaisie et d'imagination face au poids de la réalité. Aucun n'est incompatible finalement : rêve et monde ré- « ailes ».